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19 février 2015 4 19 /02 /février /2015 22:59

ABDICATION

Deux bipèdes debout. Une petite table munie d'un tiroir.

L'UN : Il y a un prisonnier.
L'AUTRE : Pardon ?
L'UN : Ici, il y a un prisonnier.
L'AUTRE : Ah.
L'UN : Vous ne me croyez pas ?
L'AUTRE : C'est-à-dire que… euh…
L'UN : Il y a un prisonnier.
L'AUTRE : Bon, puisque vous me le dites.
L'UN: Je ne vous le fais pas dire.
L'AUTRE : Et ce qui est dit…
L'UN: Je me le tiens pour dit. D'ailleurs, nous sommes dans un château.
L'AUTRE : Ah.
L'UN: Nous sommes dans un château ; il y a un prisonnier, et le Roi, c'est moi.
L'AUTRE (se levant d'un bond et accourant se jeter aux pieds de l'un) : Votre Majesté, veuillez me pardonner, je vous avais pris pour un autre.
L'UN : Ah tiens… Et pour qui donc ?
L'AUTRE : Pardonnez mon humble sottise, pour le bouffon.
L'UN : Mais je suis le bouffon.
L'AUTRE (se levant d'un bond et reculant soudain) : Mais…
L'UN: Nous sommes dans un château ; il y a un prisonnier ; le Roi, c'est moi car je lui ai coupé la tête… Oui, au Roi, moi, le bouffon, je lui ai coupé la tête ! Couic !
L'AUTRE : Et du coup ?
L'UN : Il est tranché, je vous dis.
L'AUTRE : Oui, mais du coup, normalement, selon l'usage, la tradition, le protocole, les manuels d'Histoire-Géographie…
L'UN: Et bien quoi ?
L'AUTRE : C'est son fils, Monseigneur le Dauphin, qui aurait dû vous succéder, non ?
L'UN : Comme vous y allez, je ne suis pas encore mort.
L'AUTRE : Oui, mais si j'étais vous, je me méfierais de votre bouffon. Des bouffons qui trucident leur roi, ça s'est déjà vu ça.
L'UN: C'est bien pour ça qu'il y a un prisonnier.
L'AUTRE : Je ne vous le fais pas dire.
L'UN : C'est bien ce que je dis.
L'AUTRE : Et ce qui est dit…
L'UN : Je me le tiens pour dit. Vous voyez donc que je n'ai rien à craindre.
L'AUTRE : Vous voulez dire que ?
L'UN : Oui, le bouffon, le bouffon, le bouffon, c'est lui ici le prisonnier.
L'AUTRE : On dit qu'il est fou à lier.
L'UN : A la bonne heure ! Vous vous êtes enfin coupé ! Enfin, vous avouez !
L'AUTRE : Moi je me suis coupé ? Moi j'avoue ? Et quoi donc ?
L'UN : Que vous êtes le bouffon, le bouffon secret fou à lier du Roi qui a été trucidé par son bouffon, et son bouffon, c'est moi !
L'AUTRE : Non, c'est vous qui avouez !
L'UN: Moi, j'avoue ? Et quoi donc ?
L'AUTRE : Que vous êtes le bouffon, le bouffon secret fou à lier du Roi qui a été trucidé par son bouffon, et son bouffon, c'est vous ! D'ailleurs, je ne vous avais pas reconnu.
L'UN: Que vous ne m'ayez pas reconnu prouve que vous ne collez pas vos yeux à la télé, ni vos oreilles à la radio, ni vos doigts sur les journaux ! D'ailleurs, comment le pourriez-vous ? Le Roi vous a fait mettre au secret, n'importe où hors du dehors, sans télé, sans radio, sans journaux. Et que le Roi vous ait mis au secret prouve assez, je crois, que le bouffon secret fou à lier du Roi, c'est vous !
L'AUTRE : Il y a donc bien un prisonnier ; vous aviez raison.
L'UN : Ah !  Vous voyez ! Il y a ici un prisonnier puisque nous sommes dans un château, et que dans ce château, il y a un Roi qui a été trucidé par son bouffon secret…
L'AUTRE : Couic !
L'UN : Et que le Roi, c'est moi !
L'AUTRE : Ah la bonne heure ! Et coupe-coupe la bonne soupe ! Enfin vous avouez !
L'UN : Oui, j'avoue, le Roi, c'est moi ! Et le bouffon secret fou à lier, c'est moi ! Et je me suis cou-coupé, trucidé, décolé, décapité ! Puis je me suis usurpé ! Et me suis constitué prisonnier ! Car enfin, moi-même, nous-même, de par notre royale volonté, nous nous sommes mis au secret !
L'AUTRE : Bon, eh bien, voilà une bonne chose de faite ! (Il sort du tiroir de la petite table une feuille de papier dactylographiée), et puisque nous avons maintenant vos aveux, il ne vous reste, Votre Majesté, qu'à les signer. (Il lui tend une plume d'oie).
L'UN : Et ensuite ?
L'AUTRE: Vous serez présenté devant un juge, lequel vous signifiera votre mise en examen pour tentative de suicide par régicide et abus de bouffonnerie.
L'UN : C'est bouffon.
L'AUTRE : Je ne vous le fais pas dire.
L'UN : Mais puisque c'est dit…
L'AUTRE (tendant la plume d'oie à l'un) : Votre Majesté…
L'UN : Soit. J'abdique. (Il prend la plume et signe).

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 19 février 2015.

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