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23 janvier 2009 5 23 /01 /janvier /2009 15:16

L'écriture autobiographique : Simone de Beauvoir (1908-1986).

Mémoires d'une jeune fille rangée
(1958) : de "Je suis née à quatre heures du matin,... à Je regardais, je palpais, j'apprenais le monde, à l'abri".

A) Une phrase conventionnelle dont tout l'intérêt réside dans les repères spatio-temporels:

                          - quatre heures du matin
                          - le 9 janvier 1908
                          - boulevard Raspail

B) L'auteur/narrateur feuillette un album de photographies. La vue des photos de famille suscite chez l'auteur des souvenirs, des réminiscences. L'album est donc un médium capable d'évoquer le passé:

Je tourne une page de l'album; maman tient dans ses bras un bébé qui n'est pas moi;...

C) Ce passage se compose de deux paragraphes très différents quant à leur contenu :
          - 1er par.: l'album de photos et les premiers souvenirs de la famille du narrateur.
          - 2ème par. : "le cabinet de papa", le bureau paternel.

D) Le texte est marqué par l'emploi des temps du passé, l'imparfait surtout qui désigne ici les souvenirs portant sur des éléments accomplis et caducs au moment de l'écriture autobiographique :

         - Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un, et j'étais leur premier enfant.

Cependant, en employant le présent, l'auteur actualise le passé des photographies :

         - On voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d'autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c'est moi. 
        
- maman tient dans ses bras un bébé qui n'est pas moi; je porte une jupe plissée, un béret, j'ai deux ans et demi, et ma soeur vient de naître. (la valeur de passé proche de la forme "vient de naître" souligne ici le pouvoir d'actualisation du présent autobiographique.)
Enfin, le présent marque l'instance d'écriture et de réflexion :

         - Aussi loin que je me souvienne,...
       
- De mes premières années, je ne retrouve guère qu'une impression confuse :...

E) Le point de vue adopté est celui de l'adulte, celui de l'écrivain . Au contraire de Nathalie Sarraute qui dans Enfance (1983) avait pris le parti de la focalisation interne (le regard de la petite Nathalie), Beauvoir fait part au lecteur de ses réflexions, de ses impressions :

        - J'en fus, paraît-il, jalouse, mais pendant peu de temps.
       
j'étais fière d'être l'aînée : la première.
       
- J'avais une petite soeur : ce poupon ne m'avait pas.

F) Ces deux paragraphes présentent un contraste intéressant :
       1) La clarté (cf les meubles laqués de blanc, les photos prises en extérieur) opposée à l'obscurité du cabinet de papa (cf les meubles de cet antre sacré étaient en poirier noirci, (...) je m'enroulais dans les ténèbres; il faisait sombre.)
       2) La précision dans la description des photographies (cf jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d'autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas (...) je porte une jupe plissée, un béret,(...) Déguisée en chaperon rouge, portant dans mon panier galette et pot de beurre,...) opposée au champ lexical du mystère et de l'indéterminé:
         - impression confuse
         
- quelque chose de...
         
- masquait
         
- antre sacré
         
- les ténèbres
         
- l'omniprésence de la couleur rouge (4 occurrences dans le second paragraphe) qui finit même par "crier" : et le rouge de la moquette criait dans mes yeux.

G) Pourtant, il n'est pas si inquiétant, ce mystère du second paragraphe. Le père est ainsi appelé "papa", terme affectif qui fait écho au "maman" du premier paragraphe.
La périphrase antre sacré qui désigne dans le texte le bureau paternel est humoristique, un brin ironique : le "cabinet de papa" est ainsi présenté comme le repaire d'un fauve farouche et inaccessible. Cependant, la petite Simone y semble tolérée puisqu'elle y "niche": je me blottissais dans la niche creusée sous le bureau,...
En fin de compte, la dernière phrase de ce second paragraphe indique de façon explicite que la clarté du cercle maternel et les ténèbres du bureau paternel constituaient ce que Beauvoir appelle sa "toute petite enfance", un "abri" où elle a commencé à observer le monde : Ainsi se passa ma toute petite enfance. Je regardais, je palpais, j'apprenais le monde, à l'abri.

H) Beauvoir dit elle-même que "de ses premières années, elle ne retrouve guère qu'une impression confuse".
L'album de photos permet cependant de présenter au lecteur une chronologie implicite qui peut rendre compte d'une certaine stabilité familiale : tout a l'air dans ce passage de se passer dans le meilleur monde bourgeois possible.

Chronologie donc :
- naissance de Simone (Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908 ).
- cercle familial ( ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c'est moi. )
- Simone à deux ans et demi ( je porte une jupe plissée, un béret, j'ai deux ans et demi et ma soeur vient de naître. )
- la petite soeur et la fierté de Simone d'être l'aînée ( je me sentais plus intéressante qu'un nourrisson cloué dans son berceau. J'avais une petite soeur : ce poupon ne m'avait pas. )

Le second paragraphe, celui du "cabinet de papa" semble en dehors de cette chronologie. Seuls l'imparfait et les repères temporels "mes premières années" et "ma toute petite enfance" permettent de situer le récit dans le passé. Le bureau paternel semble ainsi mis à distance du reste de la famille, lieu du travail, "antre sacré" où la petite Simone aimait à "s'enrouler dans les ténèbres", dans une chaleur rouge qui n'est pas sans évoquer la chaleur d'un ventre : quelque chose de rouge, et de noir et de chaud. (...) il faisait sombre, il faisait chaud et le rouge de la moquette criait dans mes yeux.

G) Effets de style.
Les effets de style permettent ici de souligner le point de vue de l'adulte qui, en produisant des effets souligne la distance entre les impressions de la petite Simone et le travail de l'écrivain Beauvoir :

- allitération et assonance : aux chapeaux empanachés de plumes d'autruche
- chiasmes :(J'avais une petite soeur : ce poupon ne m'avait pas. (...) L'appartement était rouge, rouges la moquette, la salle à manger Henri II ).
- vers blanc et rythme ternaire : quelque chose de rouge, et de noir, et de chaud.
- périphrase : antre sacré.
- jeu d'oppositions entre les deux paragraphes ( meubles laqués de blanc/ meubles en poirier noirci; clarté et précision opposées à obscurité et "impression confuse".)
- 4 occurrences de la couleur rouge en 8 lignes.
- effet visuel : et le rouge de la moquette criait dans mes yeux.

Ces effets de style, ce travail d'écriture du passé ne sont pas sans humour, un peu taquin, un brin ironique , mais ce passage autobiographique témoigne surtout d'une grande tendresse envers un univers disparu, un monde où la petite Simone se sentait à l'abri et dont il ne reste plus qu'un album de photos et le sentiment d'une "impression confuse".

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 6 mai 2005

                                                                                      

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