Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 février 2013 6 23 /02 /février /2013 17:53

C'EST A NOUS DE MONTRER QUI NOUS SOMMES
Notes et commentaires sur les scènes 2, 3, 4 de l'acte II de la pièce Iphigénie, de Racine.

 

1.
Résumé des scènes 2, 3, 4 de l'acte II :
Scène 2 : Arrivée en Aulide, Iphigénie exprime sa joie d'y retrouver son père, mais s'étonne bientôt de l'attitude d'Agamemnon qui semble mal à l'aise en sa présence.
Scène 3 : Iphigénie fait part à Eriphile de ses pressentiments quant à un "malheur" qu'elle soupçonne (vers 579-582). Eriphile lui fait valoir que ses pressentiments ne sont rien à côté de la solitude de quelqu'un qui se sent "étrangère partout" (vers 583-592). Enfin, Iphigénie se plaint de l'absence d'Achille et craint même qu'il se détourne d'elle (vers 593-624).
Scène 4 : Clytemnestre apprend à Iphigénie qu'Achille a décidé de reporter leur union au retour de l'expédition contre Troie. Elle conseille donc à sa fille de rompre avec celui qu'elle prétend traiter en "dernier des hommes", et soupçonne Eriphile d'être à l'origine de ce revirement.

 

2.
"Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux.
Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux."
(II, 2, vers 555-556 [Agamemnon à Iphigénie])

 

Iphigénie et Agamemnon ne sont plus sur le même plan. La diachronie est perturbée : les retrouvailles de la fille et du père sont envenimées par l'ailleurs des dieux et la raison d'Etat.

 

3.
Je ne sais pas si, dans leurs commentaires d'Iphigénie, les professeurs de lycée signalent à quel point la deuxième partie de la scène 2 de l'acte II est pleine d'un humour noir que l'on ne suppose pas, de prime abord, à Racine, et qui, pour moi, me semble si évident que j'imagine très bien le dramaturge des passions éclater de rire en composant la stichomythie des vers 568 à 578 (la stichomythie, c'est un échange de répliques courtes, vives, un duel du verbe ; je dis ça pour que vous puissiez briller en société, bande de conviviaux salsifis). Mais sans doute quelque spécialiste, expert, universitaire, inspecteur sourcilleux, se dira (car il ne parle pas à n'importe qui) que c'est là n'importe quoi et que, de toute façon, on n'en sait rien. A cela je réponds : certes, mais flûte, et zut, car je suis poli. Ces vers donc, si cyniques, si pleins de l'ironie du sort, entrecoupés de quelques notes de mon cru et entre crochets, ces vers, les voici en italiques :

 

"AGAMEMNON
Ah ! ma fille !
[C'est là un cri du coeur.]

 

IPHIGENIE
Seigneur, poursuivez.
[bin oui, quoi...]

 

AGAMEMNON
Je ne puis.
[On s'en serait douté.]

 

IPHIGENIE
Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !
[Bien que ça ne mange pas de pain, la fille ne sait pas ce qu'elle dit.]

 

AGAMEMNON
Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
[Si la fille ne sait pas ce qu'elle dit, le père ne sait pas quoi dire.]

 

IPHIGENIE
Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !
[Si tu savais, fillette, fillette, si tu savais...]

 

AGAMEMNON
Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
[C'est toujours la faute des autres.]

 

IPHIGENIE
Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.
[C'est pour mieux te manger, mon enfant.]

 

AGAMEMNON
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
[T'as qu'à croire !]

 

IPHIGENIE
L'offrira-t-on bientôt ?
[C'est qu'elle en parle, l'ingénue, comme d'un spectacle à venir, un divertissement, une distraction.]

 

AGAMEMNON
Plus tôt que je ne veux.
[Mais le sait-il, au moins, ce qu'il veut ?]

 

IPHIGENIE
Me sera-t-il permis de me joindre à vos voeux ?
Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille ?
[Eh oui, et on peut même dire, ma belle, que tu seras aux premières loges.]

 

AGAMEMNON
Hélas !
[C'est un tic, cet "hélas", tic je vous dis.]

 

IPHIGENIE
Vous vous taisez ?
[C'est qu'il y a des moments, vaudrait mieux la boucler. Mais c'est par un trait d'un cynisme qui confine au comique de l'absurde qu'Agamemnon répond] :

 

Vous y serez, ma fille.
Adieu."

 

J'ajoute que ce dernier "Adieu" relève du jeu de mots inconscient (ou peut-être pas si) qui fait dire à Agamemnon qu'il ne verra plus sa fille et qu'il la recommande ainsi à l'autre monde.

 

4.
"D'une secrète horreur je me sens frissonner.
Je crains, malgré moi-même, un malheur que j'ignore."
(II, 3, vers 580-581 [Iphigénie à Eriphile])

 

Prescience. Il est curieux de constater que c'est aussi à l'approche d'Eriphile qu'une "secrète horreur" tend à s'emparer d'Iphigénie.

 

5.
"Etrangère partout..." : C'est Eriphile qui se définit elle-même au vers 587. Cette définition est d'autant plus juste qu'il est admis qu'Eriphile est une création de Racine, basée sur une tradition qu'il attribue à Stésichorus et à Pausanias :

 

"Il y a une troisième opinion, qui n'est pas moins ancienne que les deux autres, sur Iphigénie. Plusieurs auteurs, et entre autres Stésichorus, l'un des plus fameux et des plus anciens poètes lyriques, ont écrit qu'il était bien vrai qu'une princesse de ce nom avait été sacrifiée, mais que cette Iphigénie était une fille qu'Hélène avait eue de Thésée. Hélène, disent ces auteurs, ne l'avait osé avouer pour sa fille, parce qu'elle n'osait déclarer à Ménélas qu'elle eût été mariée en secret avec Thésée. Pausanias rapporte et le témoignage et les noms des poètes qui ont été de ce sentiment. Et il ajoute que c'était la créance commune de tout le pays d'Argos."
(Racine, Iphigénie, Préface)

 

6.
"Je viens, j'arrive enfin sans qu'il m'ait prévenue.
Je n'ai percé qu'à peine une foule inconnue ;
Lui seul ne paraît point. Le triste Agamemnon
Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom."
(II, 3, vers 609 - 612 [Iphigénie à Eriphile])

 

Chacun cherche son nom. Si Eriphile cherche son véritable nom, c'est celui d'Achille qu'Iphigénie espère trouver dans les paroles de son père.

 

7.
"Lui seul de tous les Grecs, maître de sa parole"
(II, 3, vers 621 [Iphigénie])

 

C'est ainsi qu'Iphigénie voit Achille, comme quelqu'un de fiable, comme un "maître de sa parole", qui tient parole donc. C'est dans la difficulté de tenir parole que se tient l'honneur ou le déshonneur. Et c'est pourtant cette constance d'Achille qui va, dans la scène suivante, être dénoncée par Clytemnestre :

 

"Pour votre hymen Achille a changé de pensée,
Et refusant l'honneur qu'on lui veut accorder,
Jusques à son retour il veut le retarder."
(II, 4, vers 634-636 [Clytemnestre à Iphigénie])

 

8.
"Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,
Vous donnait avec joie au fils d'une déesse.
Mais puisque désormais son lâche repentir
Dément le sang des dieux, dont on le fait sortir,
Ma fille, c'est à nous de montrer qui nous sommes,
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
Que vos voeux de son coeur attendent le retour ?
Rompons avec plaisir un hymen qu'il diffère."
(II, 4, vers 641-649 [Clytemnestre à Iphigénie])

 

Clytemnestre est offensée pour sa fille. Elle ne comprend pas l'attitude d'Achille qui reporte au retour de l'expédition contre Troie son union avec Iphigénie. Elle va jusqu'à accuser Eriphile d'avoir tourné la tête du fiancé :

 

"Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre ;
En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos desseins secrets on est trop éclairci ;
Et ce n'est pas Calchas que vous cherchez ici."
(II, 4, vers 653-656 [Clytemnestre à Eriphile]).

 

9.
"Ma fille, c'est à nous de montrer qui nous sommes"
(II, 4, vers 645 [Clytemnestre à Iphigénie])

 

Clytemnestre combattante. C'est aussi ce que je me dis, moi, des fois, à moi-même, et à cet autre-là dont on dit qu'il n'est pas tout seul dans ma tête.

 

10.
"Et de ne voir en lui que le dernier des hommes"
(II, 4, vers 646 [Clytemnestre à Iphigénie])

 

Voilà qu'Achille dégringole du statut de "fils d'une déesse" au "dernier des hommes". C'est qu'il est par trop commun de n'être qu'un humain chez ceux qui ont pris l'habitude de tutoyer les dieux. C'est ainsi que tournent les cercles où les gens désignent, selon leur mérite, leurs attraits, la joliesse de leur sourire, la feinte franchise de leurs sentiments, ceux qui auront l'honneur de faire avec eux des tours de piste, ou ceux qu'il vaut mieux tenir en dehors du cercle. En vieillissant, on se rend compte évidemment de la vanité de toute cette circularité, et l'on est même pris de mépris pour ces gens qui se croient si intéressants qu'ils n'hésitent pas à prendre de votre temps pour fêter leur anniversaire, la réussite du fils, leur retour de vacances et toutes ces sortes de choses qu'ils croient importantes, puisque, décidément, ces aimables imbéciles ne savent pas quoi faire de leur temps.

 

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 23 février 2013

Partager cet article
Repost0

commentaires

Recherche