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22 août 2013 4 22 /08 /août /2013 09:36

NOTES SUR UN JOUR DES MORTS
Notes sur le poème "Rhénane d'automne", d'Apollinaire (in Alcools). Citations entre guillemets.

 

1.
"RHENANE D'AUTOMNE

 

Les enfants des morts vont jouer
Dans le cimetière
Martin Gertrude Hans et Henri
Nul coq n'a chanté aujourd'hui
Kikiriki"

 

a) En quoi le titre nous renseigne-t-il ?

 

Le titre "Rhénane d'automne" nous renseigne sur le cadre spatio-temporel du texte : les bords du Rhin en automne.

 

b) En quoi l'expression "les enfants des morts" donne-t-elle le ton de ce poème ?

 

L'expression jette une note mélancolique. Elle rend compte à la fois de la tragédie du vivant (dont la condition est de vivre parmi les morts) et de notre nécessaire légéreté : les enfants font ce que font tous les enfants, ils "vont jouer".

 

c) En quoi l'emploi de l'onomatopée est-il intéressant ?

 

L'onomatopée "kikiriki" équivaut au "cocorico" de la langue française. Il marque la présence de la culture germanique, mais, surtout, il actualise l'être d'une absence, celle du chant du coq. Le coq n'a pas chanté ; nul ne sera trahi.

 

2.
"Les vieilles femmes
Tout en pleurant cheminent
Et les bons ânes
Braillent hi han et se mettent à brouter les fleurs
Des couronnes mortuaires"

 

Pourquoi, à votre avis, cette strophe mêle-t-elle la tristesse et le grotesque ?

 

Sans doute, Apollinaire se refuse-t-il à écrire une poésie qui pourrait passer pour misérabiliste. Comme à son habitude, il a recours à la fantaisie, et tente ainsi de rendre compte de tous les aspects du réel : la tristesse des "vieilles femmes" qui pleurent, mais aussi la cocasserie des "ânes" qui "se mettent à brouter les fleurs des couronnes mortuaires". On notera que, comme dans la première strophe, l'auteur a recours à l'onomatopée (cf "hi han") pour souligner le côté plaisant de son évocation.

 

3.
"C'est le jour des morts et de toutes leurs âmes
Les enfants et les vieilles femmes
Allument des bougies et des cierges
Sur chaque tombe catholique
Les voiles des vieilles
Les nuages du ciel
Sont comme des barbes de biques"

 

En quoi la composition de cette strophe est-elle intéressante ?

 

La troisième strophe confirme la composition choisie par le poète. Comme pour les deux premières strophes, le poète commence par une évocation réaliste (ici, l'évocation de la Toussaint) puis il en module la mélancolie par l'emploi d'un trait fantaisiste ; ainsi, les "voiles des vieilles" et les "nuages" sont comparés à des "barbes de biques". On peut noter que dans ces trois premières strophes, ce sont les animaux qui servent de prétexte au sourire.

 

4.
"L'air tremble de flammes et de prières
Le cimetière est un beau jardin
Plein de saules gris et de romarins
Il vous vient souvent des amis qu'on enterre
Ah ! que vous êtes bien dans le beau cimetière
Vous mendiants morts saouls de bière
Vous les aveugles comme le destin
Et vous petits enfants morts en prière"

 

En quoi cette strophe introduit-elle une rupture dans la composition du poème ?

 

La mélancolie ici se fait plus prégnante. Le tableau est certes apaisant (cf "Le cimetière est un beau jardin / Plein de saules gris et de romarins"), et l'auteur se permet même une légère désinvolture ("Ah ! que vous êtes bien dans le beau cimetière"), mais l'adresse aux morts sonne comme un memento mori, un souviens-toi que la vie est fragile. De plus, le jeu des rimes est plus évident, plus affirmé, donnant ainsi à la strophe un air plus net de chanson, de ritournelle.

 

5.
"Ah ! que vous êtes bien dans le beau cimetière
Vous bourgmestres vous bateliers
Et vous conseillers de régence
Vous aussi tziganes sans papiers
La vie vous pourrit dans la panse
La croix vous pousse entre les pieds"

 

a) Quelle valeur donner à la répétition du vers "Ah que vous êtes bien dans le beau cimetière" ?

 

Cette répétition donne au poème un air de balade, comme si la méditation du narrateur était assez nonchalante, comme s'il laissait sa rêverie filer au gré de pensées et d'images, qui lui vont, qui lui viennent, au fil du temps.

 

b) Quelle valeur donner à la reprise de l'anaphore "vous" ?

 

Cette reprise infirme la nonchalance apparente de la composition. Ainsi, le vers "Ah ! que vous êtes bien dans le beau cimetière" introduit l'anaphore "vous" et leur adresse aux morts. Elle rappelle ici que tous les humains sont mortels, aussi bien les notables, les "bourgmestres", les "conseillers", que les "mendiants" et les "tziganes".

 

c) Quel ton prend soudain cette strophe ?

 

Les deux derniers vers de la strophe ("La vie vous pourrit dans la panse" / "La croix vous pousse entre les pieds") sonnent comme une dissonance, une amertume plus forte. Il ne s'agit plus de mélancolie modulée par une rêverie amusée, mais de causticité, de lucidité, presque de virulence.

 

6.
"Le vent du Rhin ulule avec tous les hiboux
Il éteint les cierges que toujours les enfants rallument
Et les feuilles mortes
Viennent couvrir les morts"

 

a) En quoi ces quatre vers renouent-ils avec la composition des trois premières strophes ?

 

Le retour du bestiaire, via "les hiboux", le croquis des enfants qui rallument les cierges que le vent éteint, l'écho "ulule / rallument", l'assonance "ou" ("tous les hiboux", "toujours"), renouent avec la mélancolie amusée de la première partie du poème.

 

b) Comment le passage du temps y est-il évoqué ?

 

Outre le rappel de la présence du fleuve et du vent soufflant du fleuve, la mélancolie induite par la sensation de temps qui passe est très sobrement exprimée par l'effet visuel des feuilles qui tombent sur les tombes, effet renforcé par la modulation de l'épithète "mortes" / "morts".

 

7.
"Des enfants morts parlent parfois avec leur mère
Et des mortes parfois voudraient bien revenir"

 

Quelle nouvelle rupture vient de nouveau changer la tonalité du texte ?

 

Jusqu'à ce distique, le poème est réaliste, mais le narrateur exprime soudain de drôles d'idées. Il imagine les pensées des morts, et donc que les morts d'une certaine manière ont une existence à eux. La rupture entre réel et imaginaire est d'autant plus surprenante que l'auteur présente ses intuitions comme étant des faits. Sans doute rend-il ainsi compte des idées qui peuvent se mêler à la mélancolie des vivants. Cependant, le lexique employé et la répétition "morts", "parfois" / "mortes", "parfois" souligne l'homogénéité de la composition quasi musicale du poème. D'autant plus musicale que le rythme y est régulier :
"Des enfants morts / parlent parfois / avec leur mère
Et des mor - / -tes parfois / voudraient bien / revenir".

 

8.
"Oh ! je ne veux pas que tu sortes
L'automne est plein de mains coupées
Non non ce sont des feuilles mortes
Ce sont les mains des chères mortes
Ce sont tes mains coupées"

 

En quoi cette strophe renforce-t-elle à la fois la rupture initiée dans le distique précédent et la composition quasi musicale du poème ?

 

L'hallucination prend le pas sur le réel. Quelqu'un parle, le style direct l'atteste. Une mère à son enfant ? Le narrateur à sa bien-aimée ? La situation d'énonciation est ouverte. Ainsi, la rupture sémantique est consommée : on est passé de la mélancolie amusée devant le réel à l'intuition hallucinée, à la vision surréaliste des "mains coupées" qui remplacent les "feuilles mortes". Cependant, si le ton du poème a changé, les modulations des répétitions ("mains coupées" ; "feuilles mortes" ; "mains des chères mortes" ; "mains coupées") évoque toujours la balade, la pièce pour piano.

 

9.
"Nous avons tant pleuré aujourd'hui
Avec ces morts leurs enfants et les vieilles femmes
Sous le ciel sans soleil
Au cimetière plein de flammes

 

Puis dans le vent nous nous en retournâmes"

 

Comment le narrateur marque-t-il son empathie ?

 

En employant le pronom "nous", le narrateur reprend les mots mêmes des visiteurs du cimetière ("Nous avons tant pleuré aujourd'hui"). Il les accompagne dans leur deuil ("Avec ces morts leurs enfants et les vieilles femmes" / "nous nous en retournâmes"). Il s'inscrit ainsi dans le paysage de la nuit tombant sur le cimetière ("le ciel sans soleil") et la présence des cierges ("Au cimetière plein de flammes"). A noter aussi que le texte emploie maintenant les temps du passé, et marque ainsi et la fin de la journée et l'écoulement du temps.

 

10.
"A nos pieds roulaient les châtaignes
Dont les bogues étaient
Comme le coeur blessé de la madone
Dont on doute si elle eut la peau
Couleur des châtaignes d'automne"

 

En quoi cette dernière strophe contribue-t-elle à faire du poème une méditation sur le temps.

 

L'emploi de l'imparfait et du passé simple inscrivent l'action du poème dans une diachronie, un cycle, un rituel. Les châtaignes reviennent chaque automne et chaque automne, leurs bogues éclatent, comme les coeurs des enfants des morts et des vieilles femmes qui viennent se souvenir. Le narrateur rappelle aussi la dimension religieuse : "le coeur blessé de la madone", c'est-à-dire de la "Vierge à l'enfant", symbolise la douleur des mères que, cependant, le poète semble désincarner dans un étrange dernier trait ("Dont on doute si elle eut la peau / Couleur des châtaignes d'automne"). Naïveté feinte ? Car que veut-il dire ? Que la Madone n'avait pas la peau verte ? Qu'elle était purement et simplement humaine ? Peut-être. Ce dernier trait permet aussi une actualisation du passé des Saintes Ecritures, et  aussi celui, plus indéterminé, des traditions locales, c'est-à-dire du passé de tous les passés : par l'emploi du présent "on doute", le poète rappelle au lecteur la persistance de l'être mémorable, l'humaine transcendance au coeur des choses les plus banales ( ici, la "couleur des châtaignes d'automne").

 

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 22 août 2013

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