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14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 01:47

ON EST SI VITE CRÂNE

"Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici
Ton crâne ! Quel poli ! l'on dirait de l'ivoire,
(Je le savoure assez, chaque jour, Dieu merci,
Et me permets d'ailleurs fort rarement d'y boire.)
Te voilà !..."
(Jules Laforgue, Excuse macabre, vers 1-4)

1.
Et s'adressant à son crâne, il l'appela Margaretha, ce qui fait penser à regret, à regretta (que regretta-t-il ?), aux belles étrangères dont les littérateurs firent leur tourment, ou leur prétexte.

2.
"or donc voici / ton crâne."
Quoi de plus naturel que de contempler le crâne de celle qu'on aima ? Que le démon des circonstances vous le flanque entre les pattes, ce crâne, et que peut-on faire ? Le plonger dans la terre, philosopher, se donner en spectacle, se faire signaler cinoque, gong absolument, et qui résonne.

3.
J'aime bien ce binaire du "or donc voici / ton crâne" qu'a quasi l'air de sautiller (me fait penser aux vampires du Bal des Vampires de Roman Polanski) :
"Margaretha" (4 syllabes), "ma bien-aimée" (4 syllabes ; césure décalée de l'hémistiche), "or donc" (2 syllabes), "voici" (2 syllabes) "ton crâne" (2 syllabes). C'est qu'le macabre, ça se danse aussi... peste et choléra, alors ça gigue et gigote et gicle partout, on est si vite crâne.

4.
La mélancolie, une de ces fichues manières d'avoir l'air d'en sortir, c'est l'ironie, le mordant du chien de la raison qui grogne en reculant devant l'ombre qu'il ne comprend pas :
"(Je le savoure assez, chaque jour, [ce crâne si "poli, l'on dirait de l'ivoire"], Dieu merci [peut pas m'empêcher de penser qu'en anglais, "mercy" signifie "pitié"], / Et me permets d'ailleurs fort rarement d'y boire."). Il feint l'usage barbare, le narrateur, ce fou qui conte (Narr en allemand, c'est le fou, le bouffon), il feint l'amour monstre, le détachement de toute chose, le dandy cynique, l'extravagant rationnel, celui qui se joue du malheur comme d'un mauvais tour que l'on vous joue.

5.
"Te voilà !..."
Aussitôt, je pense à ce blason du corps chanté par Robert Charlebois : "Te v'là" (Un puit entre tes dents Des yeux à s' noyer d'dans Ton coeur en lune de miel Te v'là...). Ici, l'actualisation, c'est ton crâne, le présent, c'est ton crâne. A cette définition, nous sommes tous voués. Il m'arrive de contempler quelque jolie tête et de me demander de quoi qu'il a l'air son crâne, de quoi aura l'air ce minois mignon une fois que ses joues auront été grignotées, que ses cheveux auront été garnir les balais des ombres, que la terre les aura gobés, ses yeux, qui tant virent qu'on ne sait pas, car tout regard, unique et étranger qu'il est.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 14 avril 2012

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