RIMBAUD LE VISUEL
NOTE SUR LE POEME LES POETES DE SEPT ANS D'ARTHUR RIMBAUD
Evidemment, ce qui est fascinant chez Rimbaud, c'est l'adéquation entre le travail de la mémoire et la maîtrise technique :
A sept ans, il faisait des romans sur la vie
Du grand désert, où luit la Liberté ravie,
Forêts, soleils, rives, savanes ! - Il s'aidait
De journaux illustrés où, rouge, il regardait
Des Espagnoles rire et des Italiennes.
(Arthur Rimbaud, Les Poètes de sept ans, vers 31 à 35)
L'épithète "grand" est courante dans les poèmes en vers réguliers de Rimbaud :
Le grand soleil met un rubis ("Les Mains de Jeanne-Marie", vers 48)
Leur fantasque ossature aux grands squelettes noirs ("Les Assis", vers 6)
Des autels, à l'encens, aux grands calices d'or ("Le Mal", vers 10)
Faites s'abattre des grands cieux ("Les Corbeaux", vers 5)
Du grand désert, où luit la Liberté ravie ("Les Poètes de sept ans", vers 32)
La grandeur fascine. C'est de la noblesse et Rimbaud en sera le chevalier errant. "L'homme aux semelles de vent" est d'abord l'homme aux syllabes précises.
Et sa Dame, c'est la Muse dont, dès 1870, il se fit le féal, - c'est-à-dire le fidèle chevalier servant - cf : Ma Bohème :
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ; ("Ma Bohème", vers 3)
Cette Muse, la voici Liberté dans Les Poètes de sept ans.
Rimbaud sera fidèle à cette Liberté qu'il personnifie de l'épithète "ravie".
Il sera fidèle à ce paysage kaléïdoscope : "Forêts, soleils, rives, savanes", raccourci synthétique de ce que sera sa vie à en mourir.
Mais, pour l'heure, l'adolescent de Charleville/Charlestown se fascine pour les illustrations des journaux.
Rimbaud est un poète de la vision. Il voit clair, jusqu'à la lucidité des visionnaires, des "voyants" :
Je veux être poète, et je travaille à me rendre Voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne saurais presque vous expliquer. (Lettre à Georges Izambard, datée du 13 mai 1871)
C'est sans doute cette prédominance du visuel qui peut expliquer la précocité de son génie. Rimbaud, c'est d'abord un regard qui analyse, comprend, enregistre, retient tout et qui ne cessera d'aller voir ailleurs, de pousser partout son "triste coeur" qui "bave à la poupe" (cf "Le Coeur volé", vers 1).
Il en pressent pourtant le danger de ce recours constant à l'oeil lucide :
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
- Et l'Infini terrible effara ton oeil bleu ! ("Ophélie", vers 29 à 32)
Le regard donc ! les Yeux ! Ainsi, des "Espagnoles" et des "Italiennes" qu'il reluque dans les journaux, il passe à l'évocation d'un drôle de vert paradis des amours enfantines :
Quand venait, l'oeil brun, folle, en robe d'indiennes,
- Huit ans, - la fille des ouvriers d'à côté,
La petite brutale, et qu'elle avait sauté,
Dans un coin, sur son dos, en secouant ses tresses,
Et qu'il était sous elle, il lui mordait les fesses,
Car elle ne portait jamais de pantalons ;
- Et, par elle meurtri des poings et des talons,
Remportait les saveurs de sa peau dans sa chambre.
(Rimbaud, Les Poètes de sept ans, vers 36 à 43)
Une "folle", une "petite brutale" qui saute sur le dos des garçons "en secouant ses tresses", en se faisant mordre "les fesses", - car, détail qui inscrit le texte dans la mémoire, "elle ne portait jamais de pantalons" -, et qui donne coups de poings et coups de pied, soumettant ainsi l'Arthur fasciné des "saveurs de sa peau" à une soumission pré-adolescente.
C'est donc de la vision (ici, concrétement, les fesses d'une copine de jeu) et de l'expérience du contact de cette vision (le jeu pré-amoureux de la lutte) que vient la sensation au poète, qui s'aiguise dans le souvenir et s'actualise dans l'écriture : de quoi passer une vie.
J'ai embrassé l'aube d'été.
est la première phrase du poème Aube (in Illuminations).
Au réveil il était midi.
en est la dernière proposition.
La vision, c'est aussi du temps qui passe.
Patrice Houzeau
Hondeghem contre l'A24
le 9 février 2006
Note du 6 février 2009 : "la Liberté ravie", c'est aussi, - Rimbaud a-t-il voulu cette connotation ? -, la Liberté volée...