« COMME UN VEAU SOUS LA LUNE »
« Triste et gras l’œil gonflé par une perle opaque
le verbe alourdi par les venaisons
touffu comme une étoile louche
tout fou comme un veau sous la lune court »
(André Frénaud, Autoportrait, cité dans, Pierre Seghers, Le livre d’or de la poésie française contemporaine de A à H, p.314)
Le mot relève du lexique de la peinture. Intituler un poème « Autoportrait » suggère que narrateur et auteur sont ici confondus. Mais la poésie est avant tout pure construction linguistique. Qu’en est-il dès lors de la vérité poétique ? Est-il même sérieux d’évoquer quelque vérité poétique ? A mon sens cela n’est pas plus sérieux que de croire que la musique puisse décrire quelque chose. Elle ne peut qu’évoquer. Et encore de très loin. D’un lointain radical séparé du langage par ces fenêtres que tisse, en flux continu, ce que nous appelons « réel ».
« Triste et gras l’œil gonflé par une perle opaque »
Effet visuel. Le portrait ne s’annonce guère flatteur qui commence par deux adjectifs dépréciatifs (« triste et gras »).
L’accent est tout d’abord mis sur « l’œil », mais cet œil est obscurci par une « perle opaque ».
« le verbe alourdi par les venaisons »
Je l’ai souvent remarqué aussi qu’il est assez difficile d’écrire quelque chose de lisible après avoir fait un bon repas. L’estomac plein ne porte guère à la virtuosité.
Le mot « venaisons », ce sont peut-être aussi toutes ces chasses de l’homme, toutes ces chasses où l’homme, immanquablement, s’épuise.
« Touffu comme une étoile louche »
Il peut, bien sûr, s’agir de la vue d’une étoile derrière une fenêtre embuée. C'est là l'image prétexte. En tout cas, l’auteur se voit en être « touffu ». C’est dire qu’il n’est ni lisse, ni facile à définir. D'ailleurs, il ne brille guère ; s'il est une étoile, alors elle est assez louche, cette étoile, assez médiocre. Certainement pas un modèle d'étoile, pas un exemple à suivre.
« Tout fou comme un veau sous la lune court »
L’image est assez plaisante quand on considère qu’il s’agit là d’un «autoportrait». L’auteur semble donc se comparer à un « veau qui court sous la lune », une espèce de lunatique bestiole donc, assez « tout fou » d’ailleurs pour jouer sur les mots (cf la paronomase « touffu » / « tout fou »).
C’est que nous sommes de nous-mêmes nos propres paronomases et ne sommes jamais tout à fait conformes à la manière dont les autres nous définissent, pas plus que nous ne sommes conformes à l’image que nous avons de nous-mêmes, que nous tentons de projeter, etc… Notre vie durant, nous filons notre propre métaphore comme l’araignée tisse sa toile, comme le réel tisse ses fenêtres. La vérité de nous autres est pourtant tout aussi loin que la véritable nature de la matière ; elle demeure ancrée dans cet autre lieu où nous sommes et où nous ne sommes pas, cette grande ombre faite de toutes ces choses que nous ne comprenons pas, que nous ne voyons pas, que nous pressentons cependant comme étrangement liées et ontologiquement étrangères à la condition de notre présence au monde.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 12 janvier 2008