DES « DERNIERS VERS » DE PIERRE DE RONSARD
L’un des plus célèbres sonnets de Ronsard qui a pour sujet quelques unes des pensées à l’esprit de celui qui va mourir. Il est souvent présenté dans les manuels scolaires sous ce titre :
LES DERNIERS VERS
Je n’ai plus que les os, un squelette je semble,
Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé,
Que le trait de la mort sans pardon a frappé,
Je n’ose voir mes bras que de peur je ne tremble.
Apollon et son fils deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé,
Adieu plaisant soleil, mon œil est estoupé,
Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble.
Quel ami me voyant en ce point dépouillé
Ne remporte au logis un œil triste et mouillé,
Me consolant au lit et me baisant la face,
En essuyant mes yeux par la mort endormis ?
Adieu chers compagnons, adieu mes chers amis,
Je m’en vais le premier vous préparer la place.
Pierre de Ronsard, Les Derniers Vers, 1586.
« Os » (vers1): Ce dont il n’est plus que (cf vers 1 « Je n’ai plus que les os, un squelette je semble). Le mot « os » est mis en évidence à la césure.
« Squelette » (vers 1): Ce qu’il semble être, c’est-à-dire ce qu’il est déjà, - un squelette garni d’un peu de chair -, ce qu’il est déjà et qu’il n’est pas encore : son apparaître, cette synchronie de la déliquescence. Les mots fixent des états ; la langue tend à synchroniser cette jungle des connotations, cette suite ininterrompue d’associations de pensées qui font nos jours, nos endormissements et qui filent, à toute allure, à travers les multitudes diachroniques.
« Je n’ai » / « je semble » (vers 1) : Placés au début et à la fin du vers, ces deux groupes verbaux traduisent le passage de la restriction de l’avoir (« je n’ai plus que les os ») à la misère de l’être (« un squelette je semble »). Ce passage du n’avoir plus que à l’être est exprimé par l’image, le visuel, qui rappelle que nous ne sommes jamais que poussière vouée à la poussière. Il entre aussi dans la construction du chiasme « je n’ai » / « os » / « squelette » / « je semble » qui semble enfermer le mourant dans sa propre représentation.
Rythme ternaire (vers 1-3) : Récurrent dans les 3 premiers vers du sonnet, avec cette particularité de l’accent mis sur la restriction « plus » (vers 1), qui n’est pas un mot de sens plein mais dont la charge expressive est ici très grande. Ce rythme ternaire est d’autant plus appuyé qu’il se double au vers 2 d’une ponctuation régulière et d’une insistante assonance :
« Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé. »
« trait » (vers 3) : Ce qui « a frappé ». La mort a donc déjà accompli son œuvre, s’est donc déjà présentée à l’être. Le narrateur se considère peut-être comme déjà mort, un mort qui parle, un cadavre versificateur.
Le « trait de la mort » est supposé être rapide. L’expression réfute donc l’idée d’une mort lente, d’un corps pourrissant. Ce n’est d’ailleurs pas la douleur causée par la maladie, la lente dégradation des organes qui est évoquée dans le sonnet, mais l’apparaître de la mort, la maigreur, la perte des sens, l’endormissement. Il semble que c’est une mort imminente qui aurait pu inspirer ces vers et qu’ils ont donc été composés à l’heure de l’ultime foudre.
« corps » (vers 8) : « Mon corps s’en va descendre où tout se désassemble ».
Cette descente au royaume des ombres est soulignée par la répétition de groupes sonores voisins : « descendre » / « désassemble », l’emploi de sonorités closes (« corps » , « tout »), un rythme régulier (« Mon corps / s’en va descendre / où tout / se désassemble »). Elle est placée, cette descente, au milieu du sonnet (en conclusion du second quatrain) et en clôt la première partie (le regard du mourant sur lui-même) cependant que la seconde partie sera constituée d’une adresse aux vivants restants.
« la mort » (vers 3) : C’est ce qui est « sans pardon », ce qui « frappe » mortellement. Comme un ennemi donc qu’elle est, la mort. D’ailleurs, elle ne révèle pas, elle « endort » le regard (cf vers 12 : « mes yeux par la mort endormis »). Cette expression des « yeux par la mort endormis » est particulièrement expressive car qu’est-ce qu’un regard endormi sinon l’expression d’une conscience aveugle au monde, de telle sorte qu’en effet, ils semblent assez endormis, ceux qui refusent de regarder le monde tel qu’il est.
Il est ainsi que ceux qui possèdent un petit quelque chose s’en prennent aux analystes et aux cassandres, les tenant pour des alarmistes, des défaitistes qui, au lieu de rassurer les populations, ne feraient que les inquiéter au contraire, entretenant ainsi ce sentiment d’urgence critique qui caractérise les démocraties industrielles de ce début de XXIème siècle.
De la prétention des universitaires : Ecrivant ces lignes, je finis par me demander si certains professeurs de nos augustes universités ne prennent pas les auteurs comme les supports d’une langue que eux seuls, les professeurs, seraient à même de déchiffrer, d’en révéler le sens profond, mieux que les auteurs eux-mêmes sans doute qui, n’est-ce pas, n’écrivent jamais que des textes de circonstance, des divertissements, et qui, au fond, ne savent pas ce qu’ils font. De cela vient probablement cette arrogance de certains, cet utilitarisme affiché qui sacrifie sans vergogne la noblesse de la littérature à la rentabilité du plus grand nombre de reçus.
Le préfixe « dé » : Au vers 2 du poème, le préfixe « dé » apparaît à quatre reprises : « Décharné, dénervé, démusclé, dépoulpé ». Le préfixe « dé » est ici privatif, il exprime la perte de la chair, des nerfs, des muscles, de la pulpe, et donc de la force vitale toute entière. Cette répétition souligne la décrépitude du vieillard qui sent la mort approcher.
Dieux trompeurs (vers 5) : Apollon et son fils (Asklepios pour les Grecs, Esculape pour les Romains), représentent la médecine mais aussi l’espoir illusoire que les hommes ont dans les dieux :
« Apollon et son fils deux grands maîtres ensemble,
Ne me sauraient guérir, leur métier m’a trompé » (vers 5 et 6)
C’est ainsi qu’il ne peut plus être question de « soleil », de vérité révélée, qu’il est certes « plaisant » d’y croire tant que l’on est bien vivant, mais qu’il est que l’approche de la mort, l’endormissement des sens, l’adieu que l’on fait au monde, apprend aux humains que leur condition est d’être voués à la nuit et à la terre « où tout se désassemble ».
Composition / Décomposition : Face à la décomposition annoncée, force reste cependant à la composition poétique. Si l’on se souvient que le latin « humilis » désigne le sol, on ne saurait être ici plus humble que le grand Ronsard.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 12 janvier 2009
DERNIÈRE MUSIQUE
NOTES SUR PIERRE DE RONSARD (1524-1585) :
"Il faut laisser maisons, vergers et jardins,..." (in Derniers vers, 1587, posth.)
Un jour, arrivé au bout de mon p'tit bout de route, mourant d'une saloperie nicotine ou d'insuffisance fiscale, le coeur calanchant, la rime patraque et l'illusion lyrique bien déplumée, je me dirai, si j'ai encore quelque mémoire, je me dirai ces vers de Pierre de Ronsard :
Il faut laisser maisons et vergers et jardins,
Vaisselles et vaisseaux que l'artisan burine,
Et chanter son obsèque en la façon du Cygne,
Qui chante son trépas sur les bords Méandrins.
Ce sera ma dernière musique, cette allitération qui mêle les travaux et les jours, les saisons et leurs jardins, toutes mes demeures et les objets qui y passèrent qui ne seront plus que dépouilles alors que je serai déjà sur les rives du fleuve à guetter le passeur.
Peut-être bien alors que je pourrais dire, comme Pierre de Ronsard :
C'est fait j'ai dévidé le cours de mes destins,
J'ai vécu j'ai rendu mon nom assez insigne,
Ma plume vole au ciel pour être quelque signe
Loin des appas mondains qui trompent les plus fins.
C'est peu dire que les écrivains ne sont que de vieux enfants égoïstes qui, à l'heure où la camarde vient les tirer de leur bibliothèque pour aller vérifier si Pascal a gagné son pari ou pas, ne pensent qu'à leur postérité comme si les quelques collections de signes qu'ils ont composées durant leur vie pouvaient se résumer en un "signe" unique, une nouvelle étoile que suivraient de moins aveugles.
C'est peu dire que les écrivains ne sont que de grand méprisants, de grands hautains qui nomment "appas mondains qui trompent les plus fins" les quelques divertissements que les gens se donnent en attendant la mort.
La mort, c'est bien de cela qu'il s'agit ; la mort, la voici :
Heureux qui ne fut onc, plus heureux qui retourne
En rien comme il était, plus heureux qui séjourne
D'homme fait nouvel ange auprès de Jésus-Christ,
Laissant pourrir ça bas sa dépouille de boue
Dont le sort, la fortune et le destin se joue,
Franc des liens du corps pour n'être qu'un esprit.
Il ne faudrait n'avoir jamais été ( "onc" est un adverbe signifiant "jamais") mais puisque nous fûmes, mais puisque nous sommes, réjouissons-nous de cette bonne nouvelle des bulletins paroissiaux auxquels les prêtres eux-mêmes ne croient pas tous et répétons dès lors, comme Pierre de Ronsard, l'adjectif "heureux" puisque la mort, après tout - et après tout, il n'est que mort -, puisque la mort donc n'est jamais qu'une anaphore qui nous fait dégringoler l'un après l'autre l'escalier des vers et des rythmes, de rejets en rejets, vers l'ombre "où tout se désassemble", où nous laisserons nos "dépouilles de boue" à l'appréciation des insectes qui sont les véritables maîtres de cette terre.
Ainsi, vivants, nous ne sommes que coups du sort, bonnes et mauvaises fortunes, réalisations d'un destin que nous ne maîtrisons que par ce que cela fait plaisir aux professeurs de philosophie pour devenir, libérés de notre charge de chair, des esprits solubles dans l'air.
Entre nous, cela ne nous fera pas une belle jambe...
Heureusement que sur terre, il y a Ronsard, les maisons, les vergers, les jardins et tout le reste surtout s'il a de beaux yeux et s'il est aimable.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 8 octobre 2005
DE L'INVISIBILITE AMOUREUSE
Notes sur un sonnet de Ronsard
Parfois l'amoureux rêve d'être invisible afin d'être l'invisible voyeur des heures de la bien aimée :
J'ay cent fois désiré & cent encores d'estre
Un invisible esprit, afin de me cacher
Au fond de vôtre coeur, pour l'humeur rechercher
Qui vous fait contre moi si cruelle aparoistre.
(Ronsard, Continuation des Amours, XLV) (1)
Ici, il s'agit plutôt de pénétrer dans le coeur de l'autre, de s'y "cacher", "au fond du coeur", dans ce qui est le plus inaccessible à la conscience, et là d'y être un esprit enquêteur afin de comprendre les causes de la cruauté apparente de l'amante.
Mieux, cette invisibilité permettrait à l'interrogatif d'accéder à la maîtrise des humeurs de la personne aimée :
Si j'estois dedans vous, aumoins je serois maistre,
Maugré vous, de l'humeur qui ne fait qu'empescher
Amour, & si n'auriez nerf, ne poux sous la chair
Que je ne recherchasse afin de vous cognoistre. (2)
Mais cette annexion du corps d'autrui, cette aliénation, est "pour la bonne cause" : il s'agit de contrôler "l'humeur qui ne fait qu'empescher Amour". Une thérapie amoureuse en quelque sorte doublée d'une chirurgie invisible puisque le possesseur pourrait ainsi recenser et les nerfs et les pulsations, les pulsions à l'oeuvre "sous la chair" du corps désiré, pénétré, possédé.
La fille aimée et cruelle en son apparaître ne serait donc que machinerie nerveuse et impulsive, capricieuse et lunatique comme un appareil mal réglé, et pourtant c'est cet objet critique que l'amant jaloux des jardins et des secrets rêve de posséder corps et âme.
Pour l'heure, il s'agit d'opposer la froideur de l'aimée à la chaleur des sentiments amoureux.
Pas de doute, si l'apparence est froide, c'est que les humeurs constitutives du tempérament sont froides.
Et, comme chacun sait, la femme étant compliquée, il faut donc bien la connaître, la posséder comme on possède une langue étrangère :
Je sçaurois une à une & voz complexions,
Toutes voz voluntés, & voz conditions,
Et chasserois si bien la froideur de voz venes,
Que les flammes d'Amour vous y allumeriez :
Puis quand je les voirrois de son feu toutes plenes,
Je redeviendrois homme, & lors vous m'aimeriez.
Cependant cette inquisition est inhumaine; elle est le fait d'un "esprit" et non d'un homme de chair et de sang. Aussi Ronsard précise que ce n'est qu'en "redevenant homme", par le retour à l'incarnation humaine, que l'amant peut être aimé de l'autre, ce mystère muet de cruelle apparence.
Bien entendu, le texte est au conditionnel et exprime ainsi un fantasme, une fantaisie de l'auteur.
Reste l'indicatif présent et son interrogation : qu'est-ce donc
Qui vous fait contre moi si cruelle aparoistre [?]
puisque l'autre, cette autre énigme de moi-même, est, par définition, énigmatique.
Notes : (1) Source : Ronsard, Les Amours, GF-Flammarion, 1981, p.175.
(2) ne poux = ni pouls
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 25 août 2005