RIMBAUD CRITIQUE DE NOTRE TEMPS
Notes sur le poème « Ville » des Illuminations.
« Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. »
(Rimbaud, "Ville")
Rimbaud, critique en architecture… A mon avis, ce qu'il visait là, c'était déjà ces villes fonctionnelles que l'industrialisation a fait pousser comme des champignons vénéneux.
La suite de son poème ne manque d'ailleurs pas d'actualité :
« Ici vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! »
Le cynisme apparent souligne la critique de cette vie moderne, sur laquelle, plus d'un siècle plus tard, avec force statistiques et quelques inquiétudes, se penchent sociologues et politiques. Nos villes modernes sont des odes à la sacralisation de l'industrie et à la si nécessaire consommation qui fait tourner la machine. Nul besoin de trop de cultes, de trop de morale, de trop de mots, puisqu'il faut d'abord produire. Et la critique rimbaldienne de se poursuivre :
« Ces millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître »
- villes-dortoirs et anonymat des villes, bien sûr, et bien vu, Arthur ! -
« amènent si pareillement l'éducation »
- ce que nous appelons massification de l'enseignement, qui, sous couvert de démocratisation, prétend uniformiser les modes de pensée et d'agir, de telle sorte qu'il est de moins en moins bien vu de préférer rester entre soi, d'affirmer la relativité de sa tolérance, voire de sa bienveillance, et que l'on nous pompe l'air à longueur de chroniques et d'éditoriaux avec les sottises du vivre-ensemble, de l'ouverture aux autres et du multiculturalisme (mot qui a toutes les apparences du barbarisme) -
« amènent si pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du continent. »
- A mon avis, vu qu'il y a vécu (divers séjours entre 1872 et 1874), il évoque l'Angleterre. Bon, l'espérance de vie, grâce à la science et aux progrès de l'hygiène, a augmenté. Les Trente Glorieuses et la législation ont relativisé le paupérisme du prolétariat, mais, puisque l'Histoire est une continuelle adaptation de la conscience aux nécessités du social, nous connaissons maintenant la désindustrialisation et le chômage de masse.
« Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée de charbon, - notre ombre des bois, notre nuit d'été ! - »
Incorrigible Rimbaud, indécrottable rêveur, qui, dans la brouillasse et le smog, arrive tout de même à discerner des « spectres nouveaux » - les silhouettes des ouvriers peut-être ? Indécrottable rêveur oui, qui, les yeux dans l'épais, évoque « ombre des bois » et « « nuit d'été »…
« des Erinnyes nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, - la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue. »
Les Erinyes, cette menace – certains enfants de nos si modernes cités n'ont-ils pas pris les armes contre l'Occident, n'ont-ils pas fui leur pays pour trouver ailleurs ce qui leur manquait de « superstition », de « morale » et de « langue » ? - et puis « la Mort » gérée, administrée, « sans pleurs » inutiles, réduite à l'état de « servante » des statistiques et d'alibi des laboratoires. Quant au joli « Crime », il ne s'affiche plus seulement à la une des journaux, on le trouve maintenant en vidéo, sur internet, en léger différé.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 30 mars 2015
D'ABORD IL S'EXCLAMA
(Fantaisie sur le poème O Saisons, ô Châteaux, d'Arthur Rimbaud)
D'abord il s'exclama
O saisons, ô châteaux !
Il en est de plus triviales comme
"Ciel Mon mari" ! Ou "Encore !"
C'est aussi qu'il n'y a pas d'âme sans
Défauts et pas de poisson qui à l'hameçon
Ne finisse par mordre Après, les hameçons
On peut toujours tenter de les conjurer
On peut toujours tenter de les conjurer
Par quelque magique étude
Mais le Bonheur favorise l'heureux
Ou l'élit le sanctifie le sacrifie
Le ciel fume des Celtiques
On n'en trouve plus de ce poison-là
Que Léo Ferré laissait sur la table
Avant d'aller machiner en Enfer
Il n'y a pas de fumée sans ciel
Pour monter dedans pas de
Celtiques sans bouche et
Pas de bouche pour les tout ça pour dire
Tout ça pour dire qu'un coq chante
Vous ne voyez pas le rapport moi non plus
Même qu'il est gaulois ce coq
Eh ! C'est qu'on ne se prend plus pour des aigles
Les aigles nos regards les ont foudroyés
Ils sont tombés dans la mer on les a repêchés
On les a mis dans des musées
On leur a fait dire n'importe quoi
C'est que la légende c'est bien vendeur
Napoléon Bonaparte c'est d'la tête de gondole
De la camelote en or ça Napoléon le débit
Qu'ça a les belles batailles reconstituées
Et les Amours recomposées
Et les soldats de plomb et les sabres au clair
Et "La Garde meurt mais ne se rend pas"
Et la force de caractère et comment qu'il mourut
Après on peut toujours crier "Vive L'Empereur !"
Il y en a de plus triviales
Nos institutions en sont pleines
Comme je ne vous aime pas, ô candidats !
Comme je ne vous aime pas, ô candidats !
Mais, bien sûr, vous êtes bien utiles
Comme la machine à coudre, la table de
Dissection et le parapluie
C'est à vous dégoûter, tous ces candidats-là
Qui se pressent au portillon des fonctions
A en dire Pouah ! Mais ! je n'aurai plus d'envie
Le dégoût s'est chargé de ma vie
Le dégoût ou Dieu ce qui est une manière
Aussi de se dégoûter des humains
Et d'aller chercher ailleurs
Ce que l'on n'aura pas non plus
C'est qu'on en voudrait bien de Ce charme !
Ce charme ! qu'il a, bien sûr ! Qui donc ?
Je n'en ai pas la moindre idée
Mais n'est-ce pas quand on a fait la magique étude
C'est pour en bénéficier de Ce charme !
Pour l'incarner et ainsi disperser tous efforts
Mômerie ! Mômerie ! C'est pas si sorcier
De comprendre qu'il n'y a rien de sorcier
Il n'y a que la parole qui va où elle veut,
Qui fuit, qui vole et qui chante un autre air
Vous dites ceci nous comprenons cela
Et nous tombons tout de même d'accord
Ou pas sur un point que nous croyons
Acquis tandis qu'elle dit la chanson
Que passent les saisons
Que s'effritent les châteaux
Et si nous sommes entraînés au malheur
C'est que nous sommes voués à la disgrâce
Nous n'avons inventé Dieu que pour le nier
C'est une manière de conjurer la disgrâce
C'est une manière de conjurer la disgrâce
Qui est aussi certaine que personne, personne
Dans le désert je crois bien qu'au bout du
Chemin dans ses écoles buissonnières
Il a dû voir s'agiter une ombre sans personne
Et qu'il la poursuivit longtemps qui lui
Tournait son dos invisible et lui faisait
La tête sans nuance du masque sans visage
Fatalisons ! Fatalisons ! C'est le dédain, las !
Forcez le réel à vous regarder il vous crève les yeux
Vous livre au plus prompt trépas
Cependant que la chanson s'obstine
Toute seule dans l'air à chanter sa ritournelle
- O Saisons, ô Châteaux !
Quelle âme est sans défauts ?
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 31 octobre 2013
BOUTS D'ZAN SANS SENTIMENTS
1.
"Mes faims, c'est les bouts d'air noir"
(Rimbaud, Fêtes de la faim)
Des bouts d'zan... de réglisse... jus noir craché d'la chique... petits mollusques cadavres jonchant les trottoirs...
2.
"et grands dans la tourmente"
(Rimbaud, "Morts de Quatre-vingt-douze...")
Lançant leurs immenses ossatures à l'assaut, et se faisant trouer la peau.
3.
"la clameur des Maudits"
(Rimbaud, l'Orgie parisienne)
Je me demande à quoi ça ressemble vraiment, ça, "la clameur des Maudits" : poussent-ils des cris de démons, d'apaches, d'hommes libres, d'hommes debout, de vrais cris de désespoir, ou des coassements, des glauqueries, des moqueries façon clowns hallucinés ?
4.
"S'il n'arrive pas un feu follet blême"
(Rimbaud, Jeune ménage)
Un feu follet blême, de quoi affoler l'imaginatif, au-dessus d'une tombe, voyez - ne dit-on pas que jamais tout à fait les tombeaux ne se referment ?- au-dessus d'une tombe, la petite flamme blafarde - une âme peut-être - qui court sur la pierre, sur quelque croix celtique et qui vous tire la langue, parce que vous avez le sens de l'humour tout de même.
5.
"Gardons notre silence."
(Rimbaud, Bruxelles)
Puisqu'il est d'or... gardons-le donc ! mettons nos paroles assassines en souffrance ; notre ironique jactance, balançons-la à la poubelle ; ravalons notre arrogance, et sourions, sourions, sourions comme si nous avions bouffé de l'ange.
6.
"Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure."
(Rimbaud, Mauvais sang)
J'ai la jactance auto-tueuse. J'm'assassine comme un chef. Je m'étrangle la pipe comme un quenalcien spéculatif. De race inférieure, j'ai du pas gentil plein l'intérieur, du moqueur, du sec coeur, du déblatéreur, du lanceur de sorts, du jeteur de bébés avec l'eau du bain, du "tout à l'heure j'm'en vas t'chanter alouette sans fausses notes" (je pique ça au caustique The Frog Song de Robert Charlebois, parce que j'aime bien).
7.
"je ne me retrouve qu'aujourd'hui"
(Rimbaud, Mauvais sang)
Ce qui va de soi, puisqu'hier, je n'y suis plus et que demain, n'est-ce pas, demain, c'est demain.
8.
"Je ne finirais pas de me revoir dans ce passé."
(Rimbaud, Mauvais sang)
Il suffit de jeter l'huître à l'écume des jours. On se rezieute, spectre ridicule fréquentant les hiers comme autant de vieux murs hantés d'ombres. Des fois, on en est fier de ses hiers, des fois pas trop, voire pas du tout. Moi, c'est tout faux, bien médiocre, mises à part quelques éclaircies où je brillai un peu, mais mon féerique s'est frité avec Chronos qu'est rien moins qu'un infini bouffe-tout féroce. Miroir, t'es pas beau, fous-moi l'camp, j'ai autre chose à rêver.
9.
"quand tu reçus tant de coups de couteau"
(Rimbaud, L'Orgie parisienne)
Qu'tu fus tout perforé d'occlusives, qu'c'en a tant fait des plaies ouvertes, qu'te voilà tout macchabée.
10.
J'écoute So What de Miles Davis. Il neige ; le jazz, ça va aussi avec la neige, surtout si je me le jacte, qu'le jazz, ça colle aussi avec la neige, ça tient au coeur, comme l'image de la cymbale, ou de la tête d'or, tient au soleil. J'écoute So What de Miles Davis : ils neigent aussi, les sphinx noirs.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 13 mars 2013
TOHUS-BOHUS ET ELECTRIQUES LUNULES
1.
"Aux vingt gueules gueulant les cantiques pieux"
(Rimbaud, Les Pauvres à l'église)
Oui qu'ça gueule, oh qu'ça heurte, qu'ça palatalise "gueu", "que", qu'ça nasalise "un", "an". Un supplice, à en faire sortir le Démon lui-même, effrayé des dissonances.
2.
"Happent le jambon aux fourchettes / Tant, tant et plus"
(Rimbaud, Les Réparties de Nina)
Bon, moi j'aime bien ces vers, à cause du jambon (que ça me fait penser aux pâtes au gratin, avec du jambon dedans et du fromage rapé) et puis, le monosyllabique "tant, tant et plus" qui suggère le mouvement de la fourchette de l'assiette à la bouche, moi ça me convient.
3.
"Et, comme elle vous trouve immensément naïf,
Tout en faisant trotter ses petites bottines,
Elle se tourne, alerte et d'un mouvement vif...
- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines..."
(Rimbaud, Roman)
La dentale "t" fait trotter les "petits bottines" de la "demoiselle aux petits airs charmants" - le genre de demoiselle que ma mère appelait "une petite jeune fille" - du coup (l'oeillade qu'elle vous lance), ça fait contraste avec le long "immensément" (quatre syllabes, deux nasales). Les vers sifflotent aussi du "f" et du "v", des airs qui "meurent", des "cavatines", lesquelles, nous dit le docte, sont de doux airs brefs pour solistes d'opéra.
4.
"Je suis le saint, en prière sur la terrasse, - comme les bêtes pacifiques paissent jusqu'à la mer de Palestine."
(Rimbaud, Enfance, IV)
Je suppose que le "s" psamoldie. Il ouvre aussi les espaces sur l'ailleurs, ce "s" du "saint" et des "bêtes pacifiques". Il poursuit sa route.
5.
"Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants."
(Rimbaud, Le Bateau ivre)
L'assonance "u" contamine la strophe. Exaltation, cri du sauvage, souffle du coureur, sirène du navire, qui culmine dans le quatrième vers.
6.
Les tohus-bohus triomphants, voilà qui m'évoque les rythmes du jazz.
7.
"Les parfums ne font pas frissonner sa narine"
(Rimbaud, Le Dormeur du val)
Négation : le "f" et le "s" suggèrent un frisson fantôme, le passage de l'air sur le cadavre du jeune soldat.
Le mot "parfums" est mélioratif : la nature évoquée dans ce poème du val est lumineuse, chantante, elle est même personnifiée, protectrice (cf "Nature, berce-le chaudement : il a froid"). Le soldat mort est donc chassé d'une sorte de paradis.
8.
"et notre patois étouffe le tambour."
(Rimbaud, Démocratie)
L'étouffement ralentit le rythme du tambour, semble le rompre aux huitième et neuvième syllabes, le désorganise en tout cas par l'emploi des constrictives "f" et "l" qui suspendent la percussion des occlusives "p", "t", et "b".
9.
"Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs"
(Rimbaud, Le Bateau ivre)
C'est le "bateau perdu sous les cheveux des anses" qui jacte ainsi, qui produit ce drôle de son, "lunules", qui, à mes oreilles pleines encore des sons continus que Jimi Hendrix tira de sa guitare, sonne comme une note tenue jusqu'à la liaison avec la modulation "élec" et la pause de la virgule après la note brève ("triques").
Guitare dis-je, c'est que les sons se répondent étrangement : ainsi le "e" à la césure : drôle de rythme qui souligne aussi le "e" final de "lunules" :
Qui courais / taché de / lunules / électriques
Ainsi, le "i" au début et à la fin du vers (cf "qui", "électriques") que l'on retrouve au vers suivant sur la syllabe initiale du mot "hippocampes", lequel, en nombre de syllabes, répond à l'épithète "électriques", et ce "e" muet encore que la métrique met en évidence ("hippocampes noirs").
Ainsi, la modulation "rais / ché / el / ec / es / é / des" qui concurrence le "e" muet et triomphe dans le rythme binaire du troisième vers :
"Quand les juillets / faisaient / crouler / à coups / de triques".
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 12 mars 2013