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21 juillet 2012 6 21 /07 /juillet /2012 18:46

AU-DELA DE LA REPONSE
(Notes sur le chapitre 9 de L'Ecluse n°1, de Georges Simenon, Presses Pocket n°1353).

1.
Au début du chapitre 9 de L'Ecluse n°1 cette notation sur les choses "renfermées qu'elles sont en elles-mêmes", les choses, "dans l'attente du crépuscule", plus ou moins déjà crépusculaires. Le réel se compose d'une infinité de séries de choses, d'une infinité de collections d'étants qui nous sont alternativement ouverts et fermés.

2.
Page 138, Maigret parle rêveusement, c'est-à-dire qu'il se fond dans l'ambiance. Au contraire du réel où le suspect est interrogé dans l'atmosphère particulière des locaux de la police ou de la gendarmerie, plongé dans un univers qui n'est pas ordinairement le sien, dépaysé donc, c'est Maigret qui se fond dans le paysage et module le ton de ses interrogatoires en fonction de l'ambiance, de l'état des esprits, de la lumière plus ou moins crue des choses ; et, par-delà Maigret, c'est Simenon qui, éclairant ses personnages d'une même lumière, les interroge à son rythme.

3.
Un peu plus loin, Maigret ouvre une lettre qui ne lui est pas destinée. Il viole un secret. Il s'occupe de littérature.

4.
p.140, mention d'une "grille derrière laquelle il n'y avait plus qu'un grand trou d'ombre"... ontologique je le vois moi le trou... y avait quelqu'un... y a plus personne... et c'est ce plus personne qui interroge.

5.
Les enquêtes fictionnelles, celles des romans policiers de Simenon par exemple, peuvent servir d'expériences de pensée. Ainsi cette énigme posée par Maigret à Ducrau ( L'Ecluse n°1, page 141) : de deux hommes se cherchant "comme deux coqs", l'un ayant "déjà tué " et l'autre n'ayant "jamais fait de mal à personne", quel est le plus dangereux ?

6.
Le réel ne répond jamais qu'en partie aux questions de l'enquêteur, et se définit aussi par son irréductibilité essentielle. On ne peut connaître quelqu'un car l'absolue vérité est inaccessible. Or, l'humain transcende l'absolue vérité. Il est au-delà de la réponse.

7.
"Ce sont des choses dont les adolescents rêvent dans les mansardes."
(Simenon, L'Ecluse n°1, p.145)
L'adolescence est l'âge des scénarios. C'est d'ailleurs ce dont les adultes ne se débarrassent pas toujours. En fait, ils ne s'en débarrassent pas. Ils mettent cette faculté au service de leur vie sociale. C'est là toute la différence entre l'autofiction adolescente, égocentriste et souvent quelque peu irréaliste, et la prodigieuse faculté qu'ont les humains à scénariser le réel afin de l'appréhender plus efficacement.

8.
Le sentiment amoureux se base sur un scénario qui, quand on y songe un peu sérieusement, est tout à fait stupide. Pourquoi voulez-vous que deux êtres sains de corps et d'esprit et parfaitement autonomes puissent soudain ne plus pouvoir se passer l'un de l'autre ? Honnêtement, ils doivent être malades. En tout cas, l'un des deux. Et l'autre, évidemment, est un menteur plus ou moins compatissant.

9.
"Il est parfois étrange, vous l'avez sans doute remarqué. En somme, il a ses bons et ses mauvais moments."
(Simenon, L'Ecluse n°1, p.147, le gendre de Ducrau à propos de son beau-père)

Être étrange, c'est ne pas être constant, d'humeur égale, mais au contraire être imprévisible, lunatique. L'étrangeté de quelqu'un se mesurerait donc à la variabilité et à l'intensité de ses humeurs.

10.
Ducrau apprend par Maigret que son gendre, Decharme, envisage le suicide de son beau-père comme une solution acceptable. Après un moment de flottement où l'on s'attend à un coup de colère de la part de l'armateur, celui-ci éclate de rire. "Ah ! mon petit Decharme! Quel charmant garçon tu fais!" lui lance-t-il. Style au fil de la main, avec ses trouvailles : Decharme est charmant, c'est-à-dire un sinistre imbécile. Et puisqu'il s'agit maintenant de manger en famille - "Dites donc, mes enfants, on va se mettre à table" - ce n'est pas le verbe dîner, ni souper, que Simenon prête à Ducrau, mais le trivial "bouffer", forcément, puisque c'est avec un bouffon que Ducrau va partager son repas
("Et dire qu'on va bouffer l'un en face de l'autre...").
(Simenon, L'Ecluse n°1, p.150)

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 21 juillet 2012

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19 juillet 2012 4 19 /07 /juillet /2012 16:48

COMME UNE MALEDICTION

Notes sur Antigone, de Sophocle (Librio n°692, texte établi et traduit par J. Bousquet et M. Vacquelin (1897), préface d'Elsa Marpeau)

1.
ANTIGONE
Compagne de ma destinée, Ismène, ma soeur, de tous les maux que nous avons hérités d'Oedipe, en sais-tu un seul que Zeus veuille épargner à notre vie ?
(Sophocle, Antigone, Prologue, librio p.17)

Quelle ironie, ce début... compagne de sa destinée, Ismène, alors qu'elle va crever toute seule, Antigone...

2
ANTIGONE
Du moins, j'ai conscience de plaire à ceux surtout que je dois satisfaire.
(Prologue, p.21)

Fait-elle allusion aux dieux ? Il y a de la Jeanne d'Arc dans cette attitude... celle qui n'agit qu'en vertu de "ses voix"... qu'elle seule entend... celle qui doit... Comme la Pucelle, Antigone est seule face à son destin... Comme la Pucelle, elle sera l'objet d'un débat et comme elle, finira par être lâchée par la communauté des vivants pour être jetée aux gueules de l'ombre, aux chiens de la mort... Dès le Prologue, Antigone a déjà le visage levé vers les dieux ; déjà, elle n'est plus la soeur, la nièce, la citoyenne ; elle est sa propre liberté.

3.
ISMENE
Encore faut-il que tu réussisses ; et c'est l'impossible que tu poursuis.
(Prologue, p.22)

Jeanne d'Arc aussi poursuivait l'impossible... chasser les Anglais hors de France... impossible, évidemment... Jeanne bataille, gagne, puis est faite prisonnière... elle devient otage politique, objet de tractations... Charles VII l'abandonne... Elle sera brûlée... Phénix, des flammes naîtra sa légende... Antigone n'enterre pas vraiment son frère... elle ne peut que jeter qu'un peu de poussière... c'est ce geste symbolique, ce défi, ce refus de se plier à l'autorité du Roi de Thèbes qui la condamne... à mort... évidemment... on ne choisit pas impunément les dieux contre le roi, qu'il fût de Thèbes ou de France.

4.
ANTIGONE
Eh bien ! quand je serai à bout de forces, alors je m'arrêterai.

ISMENE
Avant tout, il ne faut pas s'obstiner à l'impossible.

ANTIGONE
Si tu parles ainsi, tu mériteras ma haine à moi, et tu seras encore justement haïe de notre mort.
(Prologue, p.22)

... tu mériteras ma haine à moi... celle qui lui restera... Antigone pressent-elle sa mort, qu'elle menace sa soeur d'une haine qu'on dirait bien de l'au-delà ?... Une haine des ombres... Par "notre mort", faut-il comprendre l'ombre de Polynice ?... C'est qu'Ismène risque bien de l'avoir longtemps sur la conscience, ce refus d'accompagner sa soeur dans son acte , d'autant que les mots d'Antigone sonnent comme une malédiction.

5.
Strophe I
Oeil du jour, flamboyante aurore,
Ô le plus éclatant soleil
Que Thèbes ait vu rire encore,
Splendeur d'un matin sans pareil !
(Prologue, p.23)

C'est le Choeur qui cause... "bel oeil d'un jour doré" (trad : Robert Pignarre) ; "regard qui d'or illumine le jour" (trad : Claire Dubois-Paulhac) ;"oeil du jour doré" (trad : Paul Demont)... Le soleil est un oeil ; l'aurore un regard... c'est que la lumière permet de voir... c'est l'oeil qui permet cette lumière... sans l'oeil, le réel ne serait que ténèbres lumineuses... L'oeil ouvre les paupières du monde.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 19 juillet 2012

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19 juillet 2012 4 19 /07 /juillet /2012 08:17

LA PLUS NOBLE FIGURE

Notes sur Antigone, de Sophocle (Librio n°692, texte établi et traduit par J. Bousquet et M. Vacquelin (1897), préface d'Elsa Marpeau)

1.
Antigone refuse de se plier à l'ordre du roi de Thèbes, Créon, qui est son oncle, à la contestatrice : Polynice - qui est son frère, à l'opposante - privé de sépulture, laissé au soleil et aux bêtes... affaire de famille... de clan... de principes. Or, les lois des dieux ne sont pas écrites. (C'est le Dieu unique qui, plus tard, initiera le droit universel). Antigone se prévaut d'une loi non écrite contre la loi dictée par le roi de Thèbes.

2.
"par tout ce qui le rattache aux autres, il est porteur de la faute."
(Elsa Marpeau)
Le péché originel, ou encore la faute héréditaire des tragiques grecs, a ce mérite de résoudre le problème de la liberté individuelle : nous ne sommes que le résultat d'une infinité de circonstances, et nos actes, les pires comme les meilleurs, ne sont eux-mêmes que circonstances. Cependant, nous sommes coupables : nous sommes "porteurs de la faute". La modernité, en se débarrassant du péché originel et du fatum, en tuant Dieu et tous les autres dieux, a cru mettre l'homme face à son destin, libre enfin de choisir en toute conscience. Les sciences humaines dénoncent cette illusion : il y a quelque chose de plus fort que l'humain, c'est l'humain lui-même. Le surhomme n'est jamais que celui qui, prenant cette illusion en compte, cherche à aller au-delà ; aussi sait-il parfaitement qu'il ne peut être que coupable parce que l'humain peut être coupable, et s'il est innocent, eh bien, tant mieux.

3.
Evoquant l'Antigone de Anouilh (1942), Elsa Marpeau écrit : "Antigone devient ainsi un personnage qui choisit le tragique"... Choisir le tragique... choisir le Minotaure... le sac aux ténèbres et les lacs de sang... Antigone, un devenir ?... Certainement... l'humain est un opposant à l'humain.

4.
Dans la même préface, Elsa Marpeau, évoque le roman Antigone de Henry Bauchau (1997) : "H. Bauchau a fait de la jeune femme une figure plus humaine que l'héroïne inflexible de Sophocle. Au choix de la mort, il a opposé celui de la vie. Ainsi Antigone affirme-t-elle qu'elle "ne connai[t] rien de plus beau, [elle] ne connai[t] rien d'autre que vivre..."
C'te bonne blague, rien de plus beau... rien d'autre que vivre... de toute façon, il n'y a rien d'autre que la vie... la mort n'est pas une vie.

5.
D'après ce que je lis - la préface d'Elsa Marpeau - pour Hegel, Antigone est "la plus noble figure qui soit apparue sur la terre." Antigone est littéralement une faiseuse d'histoires. Sa présence, c'est-à-dire sa permanence sur scène et sa valeur référentielle, nous travaille encore. En Occident tout au moins. Et nous ne pouvons faire autrement que rattacher l'acte volontaire, l'acte délibéré, l'acte en dépit de, à un nom, à un individu. Est-ce que les asiatiques, qui sont la majorité de ce monde, ont une Antigone ? J'espère que oui. Un héroïsme anonyme, une volonté de foule, voilà qui me déplairait. Nous n'avons pas inventé Jeanne d'Arc et Bonaparte pour rien, n'est-ce pas ?

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 19 juillet 2012

 
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9 juillet 2012 1 09 /07 /juillet /2012 10:44

DE QUOI VOUS TROUBLER
Note sur L'Ecluse n°1 de Georges Simenon, Presses Pocket n°1353.

Simenon toujours m'épate... Entendu à la radio Pierre Assouline dire, qu'au contraire de pas mal d'autres, un roman de Simenon, on ne savait pas comment il faisait, comment ça ce faisait... Déjà, Simenon, c'est du pas mal désossé... pas de fioritures, pas de joli (ou presque pas), pas de digressions sur l'art subtil du piano, le charme discret des quatuors à cordes, les vacances en Andalousie, le dernier film de Machin... pas d'expansions qualificatives exagérées non plus... pas de mystère de la chambre jaune... pas d'alambiquées énigmes... pas d'introspections... intuitif, Maigret ; réactif, Maigret... pas érudit, pas spéculatif, pas impressionnable, une éponge à pipe... une patience... un être-là formidable, Maigret... Simenon, moi, subjectif, c'est le parfait du roman populaire... le génie qu'aurait choisi le plus humble... qu'aurait renoncé à la labyrinthique période proustienne, à la charge au sabre célinienne, à la cavalcade mystérieuse simonienne, au bizarre étrangéisant, au mystique à vapeur, au bazar joycien, qu'aurait pas voulu faire grand écrivain... qui se serait contenté de l'efficace roman de gare, mais alors le mieux possible, le plus honnête possible, le plus vivant possible... les bibliothèques sont déjà bourrées à craquer de livres morts, alors, autant essayer de faire du vivant, du pas stupide, avec les sentiments communs, avec la façon commune qu'ils ont de vivre, les gens, d'autant plus qu'on sait que personne n'est ce qu'il a l'air d'être... c'est même pour ça qu'il y a roman... voyez L'Ecluse n°1, la conversation entre Maigret et Marthe, la tenancière du Bal écrit en blanc sur une grande tôle bleue (p.87), la façon dont elle cause de Ducrau... que c'est souvent qu'il venait lui tenir compagnie, qu'ils étaient de vieux copains... lui maintenant cousu d'or... resté pas fier... on est c'qu'on est... qu'ils prennent un verre tous les deux... et cinq sous pour la musique...
Moi, que voulez-vous, j'y crois, au réalisme simenonien. N'allez pas le prendre pour un Zola au petit pied tout de même, ou pour un Maupassant à revolver... cela dit, c'est peut-être bien de Maupassant qu'il serait encore le plus proche... dans le lucide en tout cas, et une certaine humanité, une empathie distanciée... c'est Maigret qui la marque, cette distance, et il a raison : quand on se mêle d'écrire sur le monde, vaut mieux prendre ses distances, sinon le réel vous attrape par le col et vous mène au diable.
Donc, j'y crois, naïf, à la carte postale Simenon, mélancolique vaguement :

"Autour des deux hommes tout était calme, avec des contrastes d'ombre et de lumière, des murs blancs, des rosiers grimpants, et du gravier rond par terre. La Seine coulait doucement, sillonnée de petits bateaux, et des gens passaient à cheval sur le chemin de halage."
(Simenon, L'Ecluse n°1, p.121)

Moi, voyez, y a de l'hallucinatoire dans cette simplicité... de l'insensiblement décalé à force d'avoir l'air si réellement réel... Moi, voyez, le calme et les ombres... la lumière plein le blanc des murs... les grimpants végétaux... le gravier rond à s'y perdre comme dans un tableau abstrait... coulait doucement la Seine, avec ses petits bateaux, et ses petits chevaux sur le chemin de halage... ça fait synchronie... temps suspendu... qu'est-ce que le travail ? une manière de heurter le temps, de rythmer le temps, de cadencer... la musique des jours, c'est celle des outils, des engins, des machines, des bruits du corps... qu'on s'arrête un moment, qu'on regarde ce qui se fait, ce qui est à l'oeuvre, et ce qu'on voit, c'est du vertige, du vertige dans la carte postale, de la chose étrange...
De quoi vous troubler.
C'est qu'on serait alors comme la fille de la phrase qui termine le chapitre 3 ("Un vieil ivrogne, une folle et un nourrisson...") qu'on serait devant Maigret comme devant le sphinx... la réponse est l'humain... qu'on serait trouillé comme troublée la fille... elle devait avoir peur... elle le scrutait bien sans doute dans les mirettes... comme pour y lire... Prunelle Magazine... celui qui a tout dans l'oeil... quoi donc qu'il pensait quoi donc qu'il voulait... hein gros, gros à la pipe... qu'est-ce qu'il veut ?... affolement possible, mais avec l'autre têtard à la mamelle, elle quittait pas sa place. C'est que l'étrangeté du monde se reproduit, se regénère, se modernise, avec ce qu'on pense et que, remarquez, on ne dit pas :

"Voilà ! c'est ici que nous passons le dimanche."
Et le ton était le même que s'il eût soupiré :
"Imaginez si la vie peut être lamentable !
"
(Simenon, L'Ecluse n°1, p.121)

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 9 juillet 2012

 

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5 juillet 2012 4 05 /07 /juillet /2012 15:42

GOUFFRE A TROMPES
(En feuilletant Salammbô, de Gustave Flaubert)

Dans le chapitre La bataille du Macar, j'ai relevé les lignes suivantes parce que j'aime bien relever des phrases, qu'ça passe le temps. Par contre, lire des bouquins, qu'est-ce que je trouve ça barbant ! Seigneur ! je me demande pourquoi ils bouquinent autant les gens & pourquoi, s'ils n'y sont pas obligés, passent-ils tant de temps à lire, les gens :

"Ils se développèrent sur une grande ligne droite, qui débordait les ailes de l'armée punique, afin de l'envelopper complétement. Mais, quand on fut à trois cents pas d'intervalle, les éléphants, au lieu d'avancer, se retournèrent !"

Quel barouf & quelle furie dans la poussière qu'ça devait faire, ces batailles avec éléphants... Sûr, barrir et pas rire que ça devait, hurlances à trompes et grand aplatissement du bipède. Remarquez, les gros engins, ça a longtemps servi ; voyez les divisions blindées jusqu'à ce que l'on a appelé la théorie du "rouleau compresseur" qu'ils ont servi, les chars, même si l'avion maintenant il les aplatit, explose, charcute, les fait voler en éclats, les blindés. Bon, à l'époque et dans la phrase de Flaubert, les éléphants aux Carthaginois d'Hamilcar hop! ils se retournent comme si, face aux hordes barbares, ils préféraient ne pas engager le combat. Alors, tout le monde s'en va : l'armée d'Hamilcar se barre dare-dare, les Barbares leur balançant alors javelots, dards, balles de fronde, et tout ça fait dans le lointain du tourbillon et du tumulte; et c'est comme un gouffre, écrit Flaubert, qui les attirait.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 5 juillet 2012

 

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1 juillet 2012 7 01 /07 /juillet /2012 22:03

CHEVALIER DES JOURS A VENIR
Notes sur Pierre Seghers par l'auteur, collection "Poètes d'aujourd'hui", Editions Seghers, n°164.

L'humour et la fantaisie, c'est pas forcément ce à quoi on pense de prime abord à propos de Pierre Seghers. Tout de même, parfois :
"- Beau nez, nez de carnaval
Vous perdez votre cheval
"
("L'Echo", Poèmes choisis (1952))

C'est pas toujours marrant, c'est parfois fantaisiste, l'allitération :
"Je rame je rêve je ronge"
("Poète", Poèmes choisis)
Qu'c'est vrai qu'nous autres qu'on rame, qu'on rêve galion et qu'on n'a qu'rafiot, qu'on ronge son frein et l'os du fantôme (je sais pas ce que je veux dire en créant l'expression "ronger l'os du fantôme", faudrait demander à un psychanalyste).

Dans le même poème, la forme "rafiote" est-elle néologistique? (cf "Je rafiote en de vieilles eaux"). C'est suggestif comme image : un tout miteux bateau sur un vieil étang à chimères.

Oui qu'on rêve. Dans ses Dialogues (1966), il a, Pierre Seghers, cette jolie expression :
"Dans ma réalité, je vis en songe."

C'est ainsi qu'il prosopopise (?), qu'il prosopope (?), qu'il prosopopéise (?), qu'il prosopopope (?), qu'il fait jacter la pierre, Pierre Seghers, dans Les Pierres (1958) :
"La bouche de la pluie m'embrasse"
C'est assez old school, vintage, lyrique un peu trop, et qui donne à penser que la pierre, au contraire de nos fragilités, ne peut choper ni rhume, ni grippe. De la mousse peut-être (sauf quand elle roule, bien entendu).

Belle allusion à la puissance linguistique des choses dans le poème "Les Cloches du passé" (in Les Mots couverts, 1970) :
"Quand l'automne, sa musique et ses échos de passé simple
jette sur ses épaules son écharpe bleue de "nous fûmes"."

Et puis le goût des images :
"Tu te tresserais une cotte de mailles avec les couteaux du verglas" ("Paysage pour un enfant à venir" in Poèmes choisis (1952)).
C'est sûr qu'avec ce qui les attend, les mômes, z'ont intérêt à s'armer sûr, à s'armurer plus, à se cuirasser coeur et carcasse, corps et âme, crâne et tibia.
C'est ainsi que dans ce texte, l'enfant est "chevalier des jours à venir", que "l'Hiver et la Nuit" pourraient fort bien inviter à "leur Cour où le mystère déploie son long manteau de feux".

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 1er juillet 2012

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23 juin 2012 6 23 /06 /juin /2012 12:10

UN BON MOMENT A FRONCER LES SOURCILS
Notes sur L'écluse n°1, de Georges Simenon, édition de poche Presses Pocket n°1353.

1.
"La lumière était grise et sentait le sommeil."
(Simenon, op. cit., p.8)
Je relève ces vers blanc dans la deuxième page de L'Ecluse n°1, de Georges Simenon. L'effet visuel induit le ressenti. Un monde fatigué en douze syllabes.

2.
"Le vieux, tout seul dans l'univers immobile..."
(p.10)
Simenon est ancré dans le réel. C'est ce qui fait son succès, cet art sans effets de manche, qui vous plonge dès les premières lignes dans une atmosphère qui ne vous quittera plus tout au long de la lecture. Différente d'un livre à l'autre et toujours la même. Les apparences peuvent changer, l'être du roman reste ce qu'il est, aussi imperturbable, aussi présent au monde que Maigret. C'est qu'il y a quelque chose qui se passe dans la tête des gens, quelque chose qui agit, quelque chose que l'on a du mal à imaginer et dont les résultats sont stupéfiants. Le texte simenonien est ancré dans le réel et a l'air de faire l'étude d'un univers immuable, ou qui ne change qu'à grand peine, un univers immobile où les gens ont l'air d'être à leur place, jusqu'à ce qu'ils chutent.

3.
"La forme blanche s'avançait sur la passerelle.
C'était une jeune fille en longue chemise de nuit, pieds nus, et les rayons de lune qui l'auréolaient dessinaient son corps nu sous la toile."
(p.12)
Le fait divers a à voir avec l'univers. Avec l'univers des hommes tout au moins. Avec l'univers que les humains peuplent de fantômes, de formes blanches s'avançant sur la passerelle. Une apparition : la "jeune fille" - essentielle chez Simenon, vitale - à la fois être de chair ("pieds nus" ; "corps nu") et désincarnée, auréolée, lunaire, se montrant en fin de compte telle que les hommes la voient à travers la toile du vêtement, à travers le rideau des syllabes.

4.
"On ne savait pas. On ne pouvait pas savoir."
(p.14)
Douze syllabes. Avec ce "on" au centre pour désigner les accourus du drame, ceux qui ne peuvent pas savoir.

5.
"Il voyait tout de travers, car il était couché par terre et son horizon était le ciel criblé d'étoiles. Pour lui, les gens se dressaient gigantesques, dans l'infini."
(p.18)
Le réel se défile par la brèche. Point de vue du chuté : "couché par terre", c'est le "ciel criblé d'étoiles" qu'il voit, et le monde si immuable, si habituel, si toujours, le voilà qu'il se dresse dans l'infini, hyperbolique, insaisissable, absurde.

6.
"... du soleil plein les yeux, du bruit plein les oreilles..."
(p.23)
Sensation, impression, ressenti, ressentiment fondent le texte simenonien. Maigret est celui qui participe à ce ressenti du monde et qui en reste formidablement indemne. Dans ce début de chapitre 2, le texte souligne qu'il en a plein les yeux et les oreilles. Maigret reste là, "un bon moment à froncer les sourcils", au seuil de son enquête et déjà dedans, à flairer l'atmosphère, à tâter l'ambiance, à s'imprégner du texte. En ce sens, Maigret est le premier lecteur de Simenon. Ce qui intéresse Maigret intéressera le lecteur. Délicatesse de l'auteur qui implicitement nous conseille de rester aussi massif et détaché que Maigret, comme s'il s'agissait avant tout de passer "un bon moment à froncer le sourcil", car, tout de même, c'est de l'humain dont il est ici question.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 23 juin 2012

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23 juin 2012 6 23 /06 /juin /2012 05:08

SPECTRAL DEJA

"Ici, au milieu de vous, comme une apparition divine,
Au-devant de laquelle je m'élance pour en être frôlé"
(Valéry Larbaud, Les Poésies d'A.O. Barnabooth, "l'innommable").

Il y a dans le poème L'innommable de Valéry Larbaud un drôle d'aller et retour dans le temps. Les six premiers vers emploient le futur de l'indicatif pour évoquer ce qui restera du poète et de ce qu'il a voulu de vie dans ses poèmes ("Restera-t-il dans ces poèmes quelques images / De tant de pays, de tant de regards..."). Les six suivants sont au passé composé et rappellent l'appartenance du poète à la communauté des vivants (cf "j'ai marché parmi vous..."). Les huit derniers vers sont au présent et semblent témoigner du caractère fantômatique - déjà spectral le poète - de celui qui remarque "dans la foule mouvante", "parmi vous", "au milieu de vous" la présence miraculeuse de la "dix fois mystérieuse Beauté Invisible". Le singulier est ce qui seul voit. C'est ce qui fait, "hélas", sa différence et l'exil du Beau, son bannissement du monde habituel, ordinaire, complice.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 23 juin 2012

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20 juin 2012 3 20 /06 /juin /2012 22:07

D'UNE AUTRE MORT
Notes tout à fait subjectives sur la nouvelle L'Autre Mort, de Jorge Luis Borges, telle qu'on la trouve, traduite par René L.F. Durand, dans le recueil L'Aleph, Gallimard, collection "L'imaginaire", 1980, pp.93-103.

1.
La nouvelle commence par une lettre perdue.

2.
A la première page de la nouvelle, il est question d'un paysan qui participa à une dernière bataille.

3.
Le motif de la dernière bataille : suggestion d'une gravure, d'un arrêt dans le temps, d'une synchronie.

4.
Il est aussi question d'une photographie perdue et de l'appréhension qu'il y aurait à la retrouver.

5.
"... je ne vis cet homme qu'une seule fois au début de 1942, et son image, très souvent."
(le narrateur borgesien)
Nous vivons parfois plus longtemps avec les images qu'avec leurs référents, de sorte que l'image finit par prendre le pas sur le référent, la représentation sur le réel, l'équation sur la matière. Là où l'humain est vertigineusement diabolique, c'est que ça fonctionne tout de même. Il arrive à vivre avec des êtres qu'il connaît surtout par l'image qu'il s'en fait, et c'est ainsi qu'il tombe amoureux. Quant aux équations, en sortent des casseroles qui n'attachent pas et tout un tas de machines incroyablement efficaces.

6.
Le deuxième paragraphe évoque le récit d'une campagne militaire, d'un récit fantastique aussi. Où l'on voit que c'est l'art du narrateur qui peut de tout récit faire une fantasmagorie. C'est que toute marche se fait dans un labyrinthe. C'est que toute progression est problématique.

7.
"... et je craignis que ses mots ne fussent à peu près vides de souvenirs."
(le narrateur borgesien)
Le langage abolit le souvenir. Loin de rappeler, il donne l'illusion du rappel. L'écriture construit un passé fictif et ce dont nous croyons nous rappeler est induit par la finesse de la langue. Nous ne nous rappelons que de ce que nous pouvons dire. Sinon, on a bien des impressions, du je-ne-sais-quoi et du presque-rien, mais c'est du fugace, aussi vite parti que reflet saisi dans un coup d'oeil.

8.
La langue ne cesse de fabriquer des masques. Le passé, quel carnaval ! On finit par prendre le visage d'un ténor dans le rôle d'Othello pour un visage de paysan.

9.
Premier changement de point de vue : celui qui apparaissait comme courageux apparaît comme couard. C'est le colonel qui commandait ces troupes qui l'affirme.

10.
On peut déduire de certaines lignes de cette nouvelle que réserve et solitude obstinée masquent aussi bien peureux que héros.

11.
Le narrateur n'arrive pas à mettre son récit en forme. C'est cette quête de la forme qui le pousse à continuer son enquête. La recherche formelle oblige apparemment à nourrir le fond. Ruse de Borges : c'est que l'enquête ici relève de la forme. Ce sont les détails manquants qui permettent à l'auteur de déployer son dispositif narratif (j'allais presqu'écrire "piège narratif" tant mon ressentiment envers la littérature est grand : elle m'a vampirisé le temps, voilà ce qu'elle m'a fait, la grande salope lettrée).

12.
Volte-face : le couard ne fut pas seulement courageux mais héroïque. Il en est mort d'ailleurs.

13.
Le colonel qui commandait ces troupes ne connaît pas cet homme.

14.
Quelque chose poussa le narrateur à demander ce que criait le métis. Ce "quelque chose", évidemment, c'est la nécessité de nourrir son enquête, de compléter son récit. Une histoire est avant tout une manière de raconter.

15.
La traduction du poème The Past, de Ralph Waldo Emerson, ne se fera pas. Le présent est constitué autant de ce qui est fait que de ce qui n'est pas fait, autant de ce qui se pourrait se faire que de ce qui ne pourrait pas se faire. Peut-être cette traduction sera-t-elle faite tout de même ; peut-être pas par Patrice Gannon, mais par un autre traducteur ; peut-être même qu'entre le moment où Borges écrivit L'Autre Mort et le moment où j'écris ces lignes, plusieurs traductions du poème The Past ont été publiées.

16.
En avril, le colonel qui commandait ces troupes se souvient de cet homme.

17.
Peut-être il y a-t-il deux hommes et non un : il y a un "lâche" et il y a un "héros".

18.
A la huitième page de la nouvelle, une phrase impose son étrangeté : "(je n'accepte pas, je ne veux pas accepter une conjecture plus simple selon laquelle j'ai rêvé le premier)".

19.
Dans cette huitième page, il est question aussi des rapports de Dieu avec le passé : "Dieu, qui ne peut pas changer le passé, mais peut changer les images du passé...". Outre que c'est là un dieu bien trop diachronique pour être Dieu (qui est absolu, c'est-à-dire à la fois présent, passé et futur), ce dieu qui ne peut pas est ravalé au rang de l'historien qui invente les images du passé, de telle sorte que la succession et la variété des historiens induisent une multiplication des points de vue et des images du monde perdu.

20.
Le passé : un monde perdu dans une infinité de mondes perdus. On peut remplacer, si l'on veut, l'épithète "perdus" par l'épithète "possibles".

21.
Il est question d'un homme "revenu à Entre Rios" et qui "n'a levé la main sur aucun homme" et "n'a marqué personne". Le revenant ne marque pas. Le peut-il ? Non. Les histoires de fantômes sont d'autant plus fausses que les fantômes existent bel et bien. Ils ont une existence ontologique. Ce sont des présences.

22.
La neuvième page nous rappelle que nous sommes les ombres d'un rêve. Le rêve est-il notre royaume ? Et ce royaume est-il celui des ombres ?

23.
Rédemption prend son temps.

24.
Mourir, c'est laisser derrière soi des il aurait dû.

25.
Dans l'antépénultième paragraphe, il est fait mention de l'enchaînement enchevêtré des causes et des effets. L'infinie complexité diachronique, je m'en fais l'image d'un lacis inextricable de ronces où chevaux et cavaliers se déchirent. Il y a aussi ce titre de Borges : Le jardin aux sentiers qui bifurquent. Espace parcouru, celui des sentiers, et temps des bifurcations.

26.
Les univers parallèles sont étanches si l'on considère que deux histoires universelles ne peuvent coïncider : Sur un même échiquier, on ne joue pas deux parties d'échecs en même temps. Ce qui n'empêche pas chaque joueur de jouer dans sa tête les variations possibles de chaque coup et de ses répercussions sur l'avenir de la partie.

27.
Deux morts pour un seul homme. Cela n'est possible que si l'on admet que le passé peut être changé.

28.
Ce qui, dit-on, fait l'intelligence, c'est la capacité que nous avons d'utiliser plus ou moins efficacement notre mémoire. Les protagonistes d'une fiction sont autant de mémoires qui s'affrontent. La résolution d'une énigme passe souvent par l'analyse des curieux va-et-vient de la mémoire. C'est de l'étrangeté des souvenirs que vient la solution, fût-elle une sorte de scandale de la raison.

29.
"Pour le moment, je ne suis pas sûr d'avoir écrit la vérité."
(le narrateur borgesien)

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 20 juin 2012

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15 juin 2012 5 15 /06 /juin /2012 03:55

FOU RIRE ET MASQUE BLANC
Notes sur le poème La viole de Gamba (Aloysius Bertrand, Gaspard de la Nuit, Livre I, "L'Ecole flamande", pièce VII, Livre de Poche n°16103, édition établie et annotée par Jean-Luc Steinmetz).

1.
Le titre du poème est "La viole de Gamba" : Instrument à cordes qui nécessitait l'appui des genoux pour que l'on en jouât. Habituellement appelé "viole de gambe" (viole de jambe), l'instrument était tenu verticalement et l'archet en frottait les cordes, glissant toutes sortes de mélodies, des plus mélancoliques aux plus joyeuses . Italianisant ici comme titre "viole de Gamba", avec une majuscule comme si Gamba était lui-même un personnage de la Comédia dell' Arte. Clin d'oeil, référence au baroque, à la légéreté des musiques destinées à illustrer la farce.

2.
"Il reconnut, à n'en pouvoir douter, la figure blême de son ami intime Jean-Gaspard Debureau, le grand paillasse des Funambules, qui le regardait avec une expression indéfinissable de malice et de bonhomie."
                                    THEOPHILE GAUTIER, Onuphrius.

Au clair de la lune,
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Pour écrire un mot.
Ma chandelle est morte,
Je n'ai plus de feu ;
Ouvre-moi ta porte
Pour l'amour de Dieu.

         Chanson populaire."

3.
En exergue, Aloysius Bertrand place deux citations.
a) première citation : Théophile Gautier. Théâtre de la malice et de la bonhomie. Le contraire de la tragédie classique. Pas de héros cornélien, mais le "grand paillasse des Funambules", expression lunaire. Jean-Luc Steinmetz, dans ses notes, précise que Debureau était "l'illustre Pierrot du Théâtre des Funambules". Le Pierrot est donc masqué par le "paillasse". "Figure blême", on ne peut douter de son identité (cf "à n'en pouvoir douter") et se reconnaît aussi aisément que l'on reconnaît "Au clair de la lune".
b) seconde citation : "chanson populaire". Poésie simple, efficace, connue de tous, destinée à faire sourire. Référence au génie des peuples qu'exprime le génie de la langue. Prédit l'entrée en scène des personnage de la farce.

4.
"Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l'archet la viole bourdonnante, qu'elle lui répondit par un gargouillement burlesque de lazzis et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une indigestion de Comédie-Italienne."
(Aloysius Bertrand, La viole de Gamba).

5.
Champ lexical de la musique baroque, et même drolatique. On a l'impression qu'on y joue farcesque. Qui interroge de l'archet peut récolter le répons d'un gargouillement burlesque. C'est que la viole de Gamba est toute bourdonnante, hantée, couacquée quasi, ou peut-être l'esprit de l'intrumentiste s'est échappé par les oreilles pour aller battre la campagne amoureuse. Ou alors, c'est qu'on est à la "Comédie-Italienne", parmi les lazzis et les roulades et les figures et les masques.
De la farce en effet, que la viole en a la diarrhée ("une indigestion"). Peut-être en a-t-elle mal au ventre à force de rire ?

6.
" C'était d'abord la duègne Barbara qui grondait cet imbécile de Pierrot d'avoir, le maladroit, laissé tomber la boîte à Perruque de monsieur Cassandre, et répandu toute la poudre sur le plancher."
(Aloysius Bertrand, La viole de Gamba)

7.
Qui laisse tomber la boîte à perruque, et ainsi répand toute la poudre, a des cheveux à se faire. Comique des noms : "la duègne Barbara", -rien que le mot "duègne", déja ça grince ; "monsieur Cassandre" : le contraire de la Cassandre grecque. "Monsieur Cassandre" est dans la Comédie italienne un "vieillard crédule et niais" [Jean-Luc Steinmetz]. Il ne peut donc voir ce qui va lui arriver.

8.
"Et monsieur Cassandre de ramasser piteusement sa perruque, et Arlequin, de détacher au viédase un coup de pied dans le derrière, et Colombine d'essuyer une larme de fou rire, et Pierrot d'élargir jusqu'aux oreilles une grimace enfarinée."
(Aloysius Bertrand, La viole de Gamba)

9.
Cela s'enchaîne comme à parade (cf le rôle de la conjonction "et"). L'engueulade est vengée. Elle attire le coup de pied au cul. Monsieur Cassandre est trop "piteux", trop minable à perruque, trop vieux beau. Il peut d'autant moins prévoir ce qui lui arrive que le coup vient par surprise. Qui botte le derrière de face d'âne fait rire Colombine et Pierrot. C'est le terme viédase ("terme injurieux qui, dans son origine, devait signifier visage d'âne" [Jean-Luc Steinmetz]) qui déclenche le coup et le "fou rire". Et puis, ce "monsieur" qui accompagne partout le nom de Cassandre : moquerie du bourgeois, de l'étriqué, de celui qui ne comprend pas le réel, et combien il est féroce, et combien il est drôle, ce réel-là qui se joue sur la scène, fou rire et masque blanc.

10.
"Mais bientôt, au clair de la lune, Arlequin dont la chandelle était morte, suppliait son ami Pierrot de tirer les verrous pour la lui rallumer, si bien que le traître enlevait la jeune fille avec la cassette du vieux."
(Aloysius Bertrand, La viole de Gamba)

11.
Farce féroce : comédie du sexe et de l'argent. On a beau être dans la poésie du "clair de la lune" et l'air d'une chanson, c'est la traîtrise qui emporte le morceau. Le rire n'est pas innocent. Il rappelle que l'autre est envieux, prêt à vous voler, jaloux des trésors. Au contraire du lyrisme qui se fiche le doigt dans l'oeil, la drôle parade fait grincer la représentation, lui fait jouer force traits vifs, afin de ne pas oublier que les autres sont essentiellement malins.

12.
"- Au diable Job Hans le luthier qui m'a vendu cette corde !" s'écria le maître de chapelle, recouchant la poudreuse viole dans son poudreux étui." - La corde s'était cassée."
(Aloysius Bertrand, La viole de Gamba)

13.
Retour au réel. Et confirmation : on ne peut se fier à rien, et à force de farcer, la corde finit par "casser". On a trop tiré dessus, interrogé, joué. A poudreuse viole, poudreux étui. Le maître de chapelle s'est fait rouler dans la farine et monsieur Cassandre s'est fait voler comme dans un théâtre. La poudre de la perruque est tombée sur la viole de Gamba ; la corde a fait ce qu'elle a voulu : on a beau être appelé "maître", on ne peut le maîtriser totalement, le réel ; on ne peut qu'improviser dessus comme masques sur un canevas.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 15 juin 2012

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