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24 février 2009 2 24 /02 /février /2009 04:27

NOTES SUR LE FLACON DE BAUDELAIRE (Les Fleurs du Mal, XLVIII)
A PROPOS DE L'ESQUISSE D'UN RÉCIT FANTASTIQUE


Pour lui donc, l'excentrique, le poète,


Il est de forts parfums pour qui toute matière

Est poreuse.


Avant le rejet de l'attribut "est poreuse", ce thème, "il est de forts parfums pour qui toute matière", suggère une alliance entre la puissance des parfums et la matière, l'immatériel parfum prenant possession de la matérialité des choses, le mouvant mangeant l'inerte :
 

                         On dirait qu'ils pénètrent le verre.


Ces deux premiers vers comme un postulat. L'exemple vient ensuite qui associe le parfum aux lointains du monde :


En ouvrant un coffret venu de l'Orient

Dont la serrure grince et rechigne en criant,


Coffret d'un temps où nous ne sommes plus et qui n'a pas été ouvert depuis longtemps. Il résiste donc à livrer ses secrets, il "rechigne en criant" puisqu'il est tiré du passé, réveillé dans son être énigmatique de contenant hermétique, percé à jour, ouvert par des mains étrangères.
Et si ce n'est le témoin d'un passé exotique, c'est la familière d'un temps révolu :


Ou dans une maison déserte quelque armoire

Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire,


Ce qui est oublié donc, délaissé et qui prend "l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire", comme la poussière, la suie, la nuit de l'oubli des objets qui furent nos familiers ; "poudreuse et noire" aussi comme la cendre dont tout est fait et à laquelle nous retournerons, par le simple fait que nous sommes, l'être étant d'abord un ayant été où nous allons, croyant nous en délivrer. Vanitas vanitorum.


Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,

D'où jaillit toute vive une âme qui revient.


Les parfums sont des fantômes. Eux qui "pénètrent" le verre, eux qui possèdent "toute matière", ne peuvent perdurer que grâce à la matière "qui se souvient" d'eux, inscrits qu'ils sont dans le "vieux flacon".
Les parfums sont des fantômes qui hantent la matière : cassez le flacon et s'évapore le parfum, s'évanouit le fantôme.
Conservez le flacon et c'est tout vif, comme une flamme, que l'esprit en jaillira, "cette âme qui revient", ce feu qui reprend d'un feu cru éteint.

Le travail de l'écrivain : donner une forme à l'immatériel, un apparaître à l'indicible. D'où, chez Baudelaire, le goût de la perfection formelle puisque la pureté de la forme est la seule garantie que l'on puisse exprimer l'essence des choses, l'énigme du monde.


Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,

Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.


Les parfums sont des fantômes pensifs qui se divisent en nuées de papillons que l'ouverture du flacon, en les délivrant de leur passé de chenilles enfermées dans leurs chrysalides, métamorphosent en êtres gracieux et colorés comme les anges des peintures.
Le rythme ternaire ("frémissant / doucement / dans les lour- / -des ténèbres /") esquisse cette délivrance, cet éveil des "pensers" ; ainsi les voici signifiants, ces êtres du passé que le présent transcende.
Ils dormaient dans la cendre ; ils "prennent leur essor" maintenant, sphinx miniatures, phénix, anges, créatures célestes, "teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or".
Ils sont fignolés, les mignons ; on dirait bien qu'ils sont peints.

Du coup, le vers est plein de voltiges et des fricatives qui vont avec :

Voici le souvenir enivrant qui voltige
Dans l'air troublé ; les yeux se ferment ; le Vertige
Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains
Vers un gouffre obscurci de miasmes humains ;

C'est donc l'ivresse, la plongée dans ce passé que le "souvenir" rappelle, évoque, et qui fait "fermer les yeux" puisque, n'est-ce pas, l'on n'est plus de ce monde, l'on se veut "anywhere out of this world" ("n'importe où en dehors de ce monde"), en non-lieu, mais voilà qui est impossible puisqu'être en non-lieu, c'est être en pas lieu d'être ; à cette prévision du néant, le "Vertige" s'empare de l'impénitent rêveur et l'enfonce dans l'eau de ses songes : il croyait "s'y pâmer comme un bon nageur" (cf le poème "Elévation"), le voici au bord du gouffre.
Fatalitas ! Ce lieu que l'on appelle le passé est rempli de squelettes, une fosse à ossements, "un gouffre obscurci de miasmes humains" et les fantômes que libère le parfum ne sont pas forcément bienveillants.

"Gouffre", c'est bien le mot que le poète répète :

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,

Le temps, c'est de l'espace qui s'engouffre. L'univers est peut-être, l'univers est sans doute en expansion mais nous, petits êtres individuels portés par notre lot de formules chimiques, le temps qui nous est imparti ne fait que rétrécir et, humains pressés, nous courons au gouffre des siècles où ont disparu avant nous tant de voix, de corps et d'âmes.
Nous nous ajoutons au néant.

Du coup le "souvenir enivrant" vire au cauchemar. Après la vision des papillons angéliques, c'est Lazare, le Ressuscité, qui surgit, lui aussi tout imprégné de cette "âcre odeur des temps, poudreuse et noire" :

Il la terrasse au bord d'un gouffre séculaire,
Où, Lazare odorant déchirant son suaire,
Se meut dans son réveil le cadavre spectral
D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.

Mais Lazare lui-même n'est qu'un masque, une comparaison, un ambassadeur du "cadavre spectral" qui remue dans la mémoire du vertigineux rêveur : le parfum retrouvé ravive le passé mais en fait surgir aussi les cadavres.
Du coup, ce n'est pas la rose que sent l'amour rappelé, mais le sapin.

A l'évocation d'une cousine, jeune encore, que l'on venait d'enterrer, quelqu'un m'a dit :"J'ai eu toute la nuit envie de vomir."
La mort de nos proches, surtout quand ils sont jeunes, nous rappelle que nous passons notre temps à éviter d'être pris de nausée à l'idée que nous ne sommes faits que de chair et de sang.
Ainsi peut s'expliquer le refus des commémorations : à quoi bon réveiller la nausée ?
Ainsi peut s'expliquer la volonté de commémorer : il est nécessaire de rappeler à quel point le monde peut-être nauséabond.

Nauséabonds, ce que fatalement nous serons :

Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire,
Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Nous retrouvons ici la structure du début du texte : avant le rejet du complément de détermination "des hommes", cette association d'idées entre perte et mémoire, "quand je serai perdu dans la mémoire".
La familière oubliée en devient "sinistre" maintenant.
Une accumulation de huit adjectifs pour décrire la déréliction de l'objet délaissé, le narrateur qui, dans ces deux derniers vers est devenu le flacon, ensorcelé qu'il fut par le Vertige engouffreur d'âmes.
Et que dit-il, ce flacon, par la grâce de la figure de style appelée "prosopopée" et qui consiste à faire parler morts et choses personnifiées ?

Je serai ton cercueil, aimable pestilence !
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges ! liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur !

Il dit qu'il conservera à son tour cette "âcre odeur des temps, poudreuse et noire" qui caractérise la terre des morts, les lieux désaffectés, cette odeur de la chair qui se putréfie, qui se liquéfie, cette "aimable pestilence" à l'oxymore si précis qu'il associe la chair comme objet de désir à la pestilence des charognes ; il dit qu'il témoignera ainsi de la puissance, "la force", et de l'efficacité, "la virulence", de la matière organique dont sont crachés les humains grands amateurs de parfums, "chers poisons préparés par les anges" ; préparés itou, inscrits dans la chair, les virus, les fluides, les sécrétions, les maladies vénériennes (puisqu'il est question d'amour "ranci
, charmant et sépulcral") - Baudelaire était syphilitique ; du coup, ça grince dans l'ironique : "liqueur qui me ronge, ô la vie et la mort de mon coeur !" - ; il dit, pour rétablir l'équilibre de ma phrase qui s'emballe, qu'il sera (la strophe est au futur) imprégné de ce "cher poison" qui n'attend plus que le poète naïf pour le découvrir au fond d'une vieille armoire.

Patrice Houzeau
Hondeghem le 1er mars 2006

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