Notes sur De Profundis Clamavi de Baudelaire
DE PROFUNDIS CLAMAVI (1)
J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime,
Du fond du gouffre obscur où mon coeur est tombé. (2)
C'est un univers morne à l'horizon plombé,
Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème ; (3)
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois,
Et les six autres mois la nuit couvre la terre ;
C'est un pays plus nu que la terre polaire ;
- Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois ! (4)
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse
La froide cruauté de ce soleil de glace
Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos ; (5)
Je jalouse le sort des plus vils animaux
Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide,
Tant l'écheveau du temps lentement se dévide ! (6)
(Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, pièce XXX)
1) De Profundis clamavi : Des profondeurs j’ai crié. Une note en bas de page (édition Presses Pocket, Lire et voir les classiques, commentaires de Robert Sctrick) nous apprend que ces « premiers mots d’un psaume de pénitence » sont « ordinairement » dits « pour les morts ». C’est donc pour ce mort qu’il se sent, ce peut-être, ce vivant en sursis, ce gelé, ce tétanisé, qu’il emploie cette formule consacrée, le narrateur baudelairien.
2) « cœur tombé : le cœur comme métonymie du sentiment. L’affectivité de l’occident est dans cette métonymie. Nous sommes menés par les figures de style.
3) « Où nagent dans la nuit l’horreur et le blasphème » : le verbe « nager » induit la métaphore. Trait fantastique, gothique : l’horreur et le blasphème ne sont pas décrits, spécifiés, ce sont des génériques englobant toutes sortes de figures fantasmatiques. Le mot « horreur » est répété au vers 9 : « Or il n’est pas d’horreur au monde qui surpasse… ». Il semble ainsi que, pour le narrateur baudelairien, l’horreur n’est pas dans le réel, mais dans l’être, un « gouffre obscur » où tombent les cœurs, où s’épuisent les sentiments, où lentement s’annihile l’énergie vitale.
4) Paysage nordique que ce lieu où « un soleil sans chaleur qui plane au-dessus six mois » et où, « les six autres mois la nuit couvre la terre. » Mais le narrateur baudelairien délocalise cette nature vide et nu : « C’est un pays plus nu que la terre polaire ; / - Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois ! »
5) Allitération : « ce soleil de glace / et cette immense nuit semblable ». De la musique, ce scintillement de la glace dans la nuit que suggère la sifflante « s ».
« soleil de glace ». Ironique sans doute, d’une « froide cruauté » donc, que ce soleil qui ne réchauffe pas, ce soleil envoûté.
6) Stupidité : la stupidité ici consiste à ne pas avoir conscience du temps qui passe, cette durée qui dure à l’être malheureux : « Tant l’écheveau du temps lentement se dévide. » Le mot « écheveau » est intéressant par son double sens : il désigne un assemblage de fils que l’on peut donc délier, déplier, dévider, mais aussi une situation embrouillée, un nœud dans l’intrigue. Ces situations embrouillées, les humains peuvent en être conscients et agir sur elles, mais peuvent aussi en mesurer la fatalité.
Patrice Houzeau
Hondeghem, 5 janvier 2010