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6 février 2009 5 06 /02 /février /2009 11:18

DOM JUAN ANTÉCHRIST ?

DOM JUAN:
Va, va, c'est une affaire entre le Ciel et moi, et nous la démêlerons bien ensemble, sans que tu t'en mettes en peine. (Molière, Dom Juan, Acte I, Scène 2).


Dom Juan rappelle à Sganarelle son inutilité dans l'affaire métaphysique, ce duel entre lui-même, Dom Juan, et la volonté divine, "le Ciel". Notons ainsi que Dieu est parfaitement objectivé, confondu avec l'apparaître que lui donnent les hommes.


La métaphysique est ainsi une affaire de "grands seigneurs" qui se veulent "maîtres d'eux-mêmes comme de l'univers" et donc qui se perçoivent eux-mêmes comme étant de pures volontés.

On pourrait ainsi voir en Dom Juan une figure de L'antéchrist, ou plutôt une figure de cet Ange de l'Orgueil une nouvelle fois incarné et tout prêt à en découdre avec son rival éternel.

Cela pourrait se concevoir si Dom Juan était un personnage mystique mais, justement, Molière n'en a pas fait un mystique mais un banal et terrible être humain, certes libertin, mais parfaitement dégagé de toute croyance au Bien ou au Mal. On peut dire de lui qu'il est immoral, ou même amoral, mais certainement pas mystique.

Dom Juan n'est jamais, en fin de compte, qu'un homo sapiens qui, comme tout le monde, est conditionné, - et donc prévisible -, par les modes d'être de son milieu social.
Ainsi, puisque les femmes sont désignées comme étant un enjeu, Dom Juan n'est jamais qu'un être de chair que le désir et la jalousie tourmentent :


DOM JUAN :
Ah ! n'allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu'elle y vient épouser ; et le hasard me fit voir ce couple d'amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n'ai vu deux personnes être si contents l'un de l'autre. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l'émotion ; j'en fus frappé au coeur et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d'abord de les voir si bien ensemble ; le dépit alarma mes désirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence, et rompre cet attachement dont la délicatesse de mon coeur se tenait offensée ; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j'ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd'hui régaler sa maîtresse d'une promenade sur mer. Sans t'en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j'ai une petite barque et des gens, avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle. (Dom Juan, Acte I, Scène 2).


Où l'on voit que ce qui importe à Dom Juan, c'est son "bon plaisir" et rien d'autre, que c'est le "hasard", et non quelque dieu caché, qui met Dom Juan en présence du jeune couple, que la vue de leur bonne entente amoureuse suscite de la jalousie chez le "grand seigneur" et qu'ainsi, s'il est "méchant homme", c'est qu'il ne respecte guère le désir d'autrui et tend à toujours faire passer sa propre volonté avant celle des autres, jusqu'à l'enlévement de celle qu'il veut, jusqu'au déshonneur de celle dont il se dit amoureux.


Molière, je pense, n'a pas voulu composer une pièce métaphysique en ce sens que la religion n'y est attaquée que comme phénomène social. Il en est ainsi, à la scène 2 de l'Acte V, de ses attaques contre l'hypocrisie, la tartufferie :


DOM JUAN :
(...) Combien crois-tu que j'en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d'être les plus méchants hommes du monde ? (...)


Dom Juan est un être orgueilleux certes, mais son orgueil est d'abord manifesté à l'égard de sa propre classe sociale, à l'égard de la morale officielle de son temps. Il ne cherche d'ailleurs pas à convaincre les autres de la valeur de ses choix. Dom Juan "est comme il est".

En cela, il a un point commun avec ce Dieu qu'il nie et avec toutes les figures de la mythologie : Dom Juan est un présent de vérité générale.
C'est ce mode d'être si particulier que l'on retrouve chez certaines figures légendaires, chez ces personnages qui se sont confondus avec leur destin (Lawrence d'Arabie, Pablo Picasso, John Coltrane, Charlie Parker, Jean Vigo, Mozart qui lui aussi composa un Don Giovanni,...), c'est cette façon d'être unique au monde qui rend Dom Juan si fascinant.

Que toutes ces figures devenues mythiques soient en fait plus ou moins sympathiques, en fin de compte cela nous importe peu car, à les voir évoluer dans ce roman qu'est devenu leur vie, ils nous sont maintenant étonnamment familiers et si étrangement humains.


Du reste, que Dom Juan soit tenté de renoncer à sa façon d'être si franche et c'est Sganarelle lui-même qui s'insurge contre l'hypocrisie dont son maître prétend désormais faire profession :


SGANARELLE :
Ô Ciel ! Qu'entends-je ici ? Il ne vous manquait plus que d'être hypocrite pour vous achever de tout point, et voilà le comble des abominations. Monsieur, cette dernière-ci m'emporte et je ne puis m'empêcher de parler. (...) (Dom Juan, Acte V, Scène 2).


Patrice Houzeau
Hondeghem, le 1er juin 2006

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 20:42

PROFESSION DE FOI ARITHMETIQUE

Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit. (Molière, Dom Juan, Acte III, Scène 1).

Cette phrase comme un éclair.
Un coup de tonnerre.
D'ailleurs, la réplique est brève qui révèle d'un coup tout le ciel des idées donjuanesques.

La construction "je crois" + conjonction de subordination "que" est une reprise de la question que Sganarelle vient de poser à Dom Juan : "qu'est-ce donc que vous croyez ?"
A cette question Dom Juan ne répond pas tout de suite et reprend d'abord l'interrogative (cf "ce que je crois ?") comme s'il prenait conscience de l'emploi paradoxal du verbe "croire" dans la bouche de quelqu'un qui vient de rire à l'évocation de la vie éternelle :

SGANARELLE
Ne croyez-vous point l'autre vie ?

DOM JUAN
Ah ! ah ! ah !


Puisque l'arithmétique n'est pas affaire de croyance mais affirmation d'une valeur, celle du présent de vérité absolue qui, comme Dieu, est partout et concerne tous les hommes, pourquoi donc employer ce si ambigu verbe "croire" ?

C'est que Dom Juan aime à s'amuser en cultivant les paradoxes. Ainsi, à la scène 2 de l'Acte III, il fera la charité non pas "pour l'amour de Dieu" mais "pour l'amour de l'humanité".
C'est que le verbe "croire" permet à Dom Juan de rappeler qu'il aime à douter de tout puisque le monde n'est pas affaire de vérité mais affaire de volonté. Ainsi, l'hypothèse d'une "autre vie" le fait rire puisque, pour lui, grand seigneur, il ne peut y avoir d'autre vie que la sienne, celle qu'il a décidé de vivre. De fait, dans l'avant-dernière scène de la pièce (Acte V, Scène 5), au moment où un spectre vient donner l'ultime avertissement :

LE SPECTRE
Dom Juan n'a plus qu'un moment à profiter de la miséricorde du Ciel ; et s'il ne se repent ici, sa perte est résolue.

SGANARELLE
Entendez-vous, Monsieur ?

DOM JUAN
Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

SGANARELLE
Ah ! Monsieur, c'est un spectre : je le reconnais au marcher.

DOM JUAN
Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c'est

Le Spectre change de figure et représente le Temps avec sa faux à la main.

SGANARELLE
Ô Ciel ! Voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

DOM JUAN
Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit.

Le Spectre s'envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.

SGANARELLE
Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

DOM JUAN
Non, non, il ne sera pas dit, quoiqu'il arrive, que je sois capable de me repentir.

Donc, Dom Juan devant les évidences décide malgré tout d'en rester à l'exercice de sa seule volonté et prouve ainsi qu'il est avant tout un homme orgueilleux.

C'est qu'enfin, la composition même de la réplique, cette apostrophe ("Sganarelle") au centre même de la phrase, - "je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit" - comme s'il fallait ainsi souligner la place de l'humain au coeur des vérités les moins métaphysiques, cette composition en deux parties rythmées par la répétition des chiffres, rappelle que Dom Juan est aussi un curieux du spectacle du monde, un esthète spécialisé dans l'amour des corps : "Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne." (Acte I, Scène 2).
Dans cette perspective, le verbe "croire" s'impose alors. Et la vérité arithmétique se confond ainsi avec une autre vérité : on peut trouver de la beauté partout. Ce n'est plus une affaire de présent de vérité générale mais l'affirmation d'une croyance profonde en la beauté en soi de ce monde.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 24 mai 2006

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 20:28

"LA SCENE DU PAUVRE"
NOTES SUR DOM JUAN DE MOLIERE (Acte III, Scène 2)

Courte mais très intense, et surtout très célèbre scène. Dom Juan, Sganarelle, un pauvre en sont les protagonistes.

Dom Juan et son valet Sganarelle se sont égarés dans une forêt ; cf Acte III, fin de la scène 1 :

DOM JUAN : Mais tout en raisonnant, je crois que nous nous sommes égarés. Appelle un peu cet homme que voilà là-bas, pour lui demander le chemin.

Dom Juan n'aime guère perdre de temps en vaines paroles. C'est avant tout un homme d'action. Il s'est certes justifié assez longuement de sa conduite libertine à la scène 2 de l'acte I (cf "Quoi ? tu veux qu'on se lie au premier objet qui nous prend,...") dans une fameuse tirade sur la nécessité qu'il y a pour lui à conquérir les femmes ainsi que le font les conquérants de nouveaux territoires. Il s'expliquera encore plus longuement sur sa conduite à la scène 2 de l'acte V dans un discours à Sganarelle sur les bénéfices à retirer de la tartufferie dont désormais il compte faire étalage en public (cf "l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus.").
Mais ses plaidoyers sont réservés à l'espace privé, c'est-à-dire à sa relation avec Sganarelle, ce fasciné d'avoir pour maître un homme si orgueilleux d'oser ignorer et donc défier Dieu lui-même. Le public est donc dans le secret de Dom Juan lorsqu'il s'épanche auprès de son serviteur.
En dehors de la sphère privée, Dom Juan écoute plus qu'il ne parle comme le montre par exemple le silence éloquent qu'il observe face aux avertissements de Done Elvire à la scène 6 de l'acte IV.
La scène dite "du Pauvre" présente elle aussi un Dom Juan qui, certes dialogue avec Le Pauvre, mais qui, à aucun moment, ne justifie sa position. Un grand seigneur n'a d'ailleurs pas à se justifier puisque sa seule présence donne sens à toute chose, et avant tout justifie jusqu'à l'existence de tous ceux qui sont amenés à graviter autour de lui.

Donc, Dom Juan et Sganarelle demandent leur chemin à un homme que la didascalie initiale présente sous le nom de Francisque, un pauvre. Un personnage donc parmi d'autres, un anonyme de la pauvreté. C'est pourtant le nom générique de "Le Pauvre" qui seul est employé dans cette scène 2, Le Pauvre incarnant ainsi l'esprit de pauvreté et plus particulièrement une ligne de conduite, celle des ermites, des pieux mendiants qui "prient le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui" lui "donnent quelque chose" :

SGANARELLE : Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.

A la rudesse de la requête faite à la Sganarelle, un peu à la brusque, à la diable, -surtout quand Sganarelle a à faire à des gens qu'il se sent en mesure de mépriser -, Le Pauvre répond avec civilité :

LE PAUVRE : Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.

Le Pauvre se montre fort civil et prévenant du chemin de ceux qui lui apparaissent non sous les traits d'un grand seigneur et de son serviteur, mais sous l'apparence d'un médecin (Sganarelle) et d'un homme "en habit de campagne" puisque l'Acte III s'ouvre justement sur ces déguisements qu'à l'initiative de Sganarelle, les deux hommes ont revêtu ; cf Acte III, scène 1 :

SGANARELLE : Ma foi, Monsieur, avouez que j'ai eu raison, et que nous voilà l'un et l'autre déguisés à merveille.

Pourquoi ces déguisements ? C'est qu'à la fin de l'Acte II, Dom Juan est prévenu que "douze hommes à cheval" le cherchent. Il s'agit de Dom Carlos et de Dom Alonse, les frères d'Elvire, et de leurs suivants. Les deux frères veulent, comme il se doit, venger l'honneur bafoué de leur soeur.
Cependant, au-delà des apparences vestimentaires, - comme si elles n'avaient pas d'importance -, Le Pauvre semble seulement s'adresser à Dom Juan quand il lui demande l'aumône. Il est vrai que Dom Juan lui-même s'est montré fort civil tout en employant un seigneurial tutoiement :

DOM JUAN : Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur.

LE PAUVRE : Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?

Telle demande est logique puisque Le Pauvre n'a d'autre occupation que de prier et de vivre en ermite. Aussi vit-il de la charité.

On sait depuis la scène d'exposition que Dom Juan est un "grand seigneur méchant homme" "qui ne croit ni Ciel, ni loup-garou". Un homme si méchamment sceptique pratique-t-il la charité ?
Sans doute, puisque c'est un grand seigneur et qu'il doit donc faire preuve de libéralité, de largesse ; pour lui, l'argent est censé ne pas compter et n'être qu'un moyen de souligner l'excellence de sa présence au monde.
Mais Dom Juan est aussi un homme qui ne manque ni de curiosité envers ses semblables, ni d'humour :

DOM  JUAN : Ah ! Ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.

Ce à quoi Le Pauvre répond tout simplement :

LE PAUVRE : Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.

Voici une réponse qui ne peut qu'agacer Dom Juan.
D'abord parce que c'est celle d'un croyant et que l'ironie de la pièce veut que ce soit le plus pauvre des croyants, - un simple ermite -, qui prie pour la bonne fortune du grand seigneur libertin.
D'autre part, cet homme se présente lui-même avec la plus grande humilité. Trois lignes suffisent à le définir et la simplicité de la proposition "Je suis un pauvre homme" s'oppose à la complexité et à la longueur des discours que l'on tient encore aujourd'hui sur le "Grand Seigneur méchant homme".
Enfin, pour un homme si humble, la voie à suivre semble claire et droite : se retirer du monde et prier. Voilà la raison de sa présence dans la forêt alors que Dom Juan et Sganarelle, pour l'heure, n'y sont que deux égarés.

Dom Juan pourrait prendre avec humour cette ironie des événements, auquel cas, il ne dirait rien d'abord, sourirait puis prendrait congé.
Mais il ne peut taire son agacement :

DOM JUAN : Eh ! prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

Cette réponse de Dom Juan est imparable. C'est d'ailleurs ainsi que nous vivons ; nous travaillons à notre propre fortune et ne nous mettons "en peine des affaires des autres" que si les circonstances nous y obligent.
A cette remarque quelque peu acerbe, Le Pauvre ne répond pas, sa condition étant d'ailleurs incompatible avec la dispute.
D'ailleurs, que pourrait-il répondre ?
D'ailleurs, pourrait-il répondre sans risquer que le grand seigneur ne l'assomme ou même ne le tue ?

Sganarelle, devant l'étonnement du Pauvre, devant sa consternation sans doute, révèle alors à l'ermite le principe de base de la métaphysique donjuanesque :

SGANARELLE : Vous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme ; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit.

L'intervention de Sganarelle est faite sans méchanceté aucune ; elle n'a pas d'autre but que de prévenir Le Pauvre de la nature réelle de son interlocuteur, une manière de dire :"N'insistez pas !".

Mais Dom Juan est décidément curieux d'en apprendre plus sur cet homme qui, de fait, est son antithèse complète.
Ainsi, son anonymat est complet ; "Je suis un pauvre homme" dit-il sans préciser son nom et sa solitude semble totale alors que Dom Juan occupe "une place dans le monde", a un rang à tenir dans la société de son temps. Qu'il soit aimé ou haï, il est avant tout un membre de la noblesse et se doit donc de se distinguer ; cf Acte III, scène 4 :

DOM JUAN, se reculant de trois pas et mettant fièrement la main sur la garde de son épée
. Oui, je suis Dom Juan moi-même, et l'avantage du nombre ne m'obligera pas à vouloir déguiser mon nom."

Aussi, bien qu'il connaisse déjà la réponse, pose-t-il cette question à l'ermite :

DOM JUAN : Quelle est ton occupation parmi les arbres ?

LE PAUVRE : De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

Un tel emploi du temps, si dégagé des appétits terrestres, ne peut que provoquer l'insolente logique du discours donjuanesque :

DOM JUAN : Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?

Le mode interro-négatif souligne la perfidie de la remarque, qui semble d'ailleurs sinuer à la façon d'un serpent, - Dom Juan étant ici tout à fait vipérin -, remarque à laquelle Le Pauvre répond sans se départir de sa simplicité :

LE PAUVRE : Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité
[ = pauvreté] du monde.

Simplicité de la réplique qui permet, bien sûr, le déploiement du syllogisme :

1)
DOM JUAN : Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.
C'est au concept de la divine providence que Dom Juan s'attaque ainsi, car, comment croire en un Dieu qui laisserait dans "la plus grande nécessité du monde " ses plus fidèles serviteurs ?

2)
LE PAUVRE : Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
Autrement dit, l'homme qui a fait voeu de pauvreté est voué à crever de faim.

3
) DOM JUAN : Voilà qui est étrange, et tu es bien mal récompensé de tes soins.
La conclusion est logique et, au delà de l'infirmation de la proposition "le Ciel y pourvoiera", elle suggère que l'état d'ermite est bien "étrange", difficile à concevoir et que la foi de tels hommes frise l'absurde.
Dom Juan, en toute logique, a raison et voilà Le Pauvre confondu.

Mais s'il a convaincu son public, a-t-il convaincu son interlocuteur, ou du moins ébranlé sa foi ?
C'est peut-être ce qu'il va maintenant chercher à savoir dans la deuxième partie de cette scène. Pour cela, il ne va pas hésiter à jouer le rôle de tentateur :

DOM JUAN : (...) Ah ! Ah ! je m'en vais te donner un louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.

Dom Juan incite Le Pauvre à blasphémer.
Il se fait donc tentateur et la scène se joue maintenant entre deux principes : celui du Bien, celui du Mal ; le Diable et le Bon Dieu.

LE PAUVRE : Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

Le Pauvre n'est pas docteur en théologie. Il n'est qu'un ermite qui met toute sa force en sa foi et qui, naïvement, s'étonne de la malignité des intentions de l'homme qu'il a tantôt renseigné.
Dom Juan n'a donc plus qu'à insister car, si Le Pauvre accepte de blasphémer, sa victoire sera totale puisqu'il aura prouvé par la simple logique d'abord, puis par l'expérience des faits que la piété n'est en fin de compte qu'une posture et que la foi qui semble la plus solide n'est qu'une vanité de plus.
Il est même aidé, le grand seigneur tentateur, par le pourtant croyant et très crédule Sganarelle qui, cependant, reste pragmatique et relativise le mal qu'il y aurait à blasphèmer pour éviter de crever de faim :

SGANARELLE : Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.

Les philosophes y verront du mépris de la part de Sganarelle.
Ah bah ! j'y vois plutôt du bon sens, et une grande sympathie pour la faiblesse humaine.
D'ailleurs, si nous étions plus forts, le monde serait sans doute invivable.
Remarquez que pour la majeure partie des habitants de cette planète, il doit bien souvent sembler invivable, ce monde.

Le Pauvre, lui, n'hésite à aucun moment et finit par affirmer :

LE PAUVRE : Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.

Plutôt que de renier son Dieu, l'ermite préfère risquer la mort. Cela s'appelle l'abnégation.
Et tend à prouver que la foi est une forteresse imprenable.
C'est ce que comprend Dom Juan qui a alors cette formule restée célèbre :

DOM JUAN : Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité.

Trait de génie de la part de Molière que ce remplacement de l'expression usuelle "pour l'amour de Dieu" par cette formule : "pour l'amour de l'humanité".

C'est parce que les hommes sont capables de tels sacrifices, capables en fin de compte de mourir pour des idées, que Dom Juan accorde son aumône, et sans doute son estime, au Pauvre.
Dom Juan lui-même refusera de se rendre aux évidences du Ciel et restera donc juqu'au bout fidèle à ses convictions ; cf Acte V, scène 5 :

DOM JUAN : Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir.

En cela, cette très belle "Scène du Pauvre" sonne comme un présage et fait de Dom Juan un personnage double : Un diable métaphysique en même temps qu'un homme d'honneur.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 30 avril 2006

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 14:21

 

L'insolence de Dom Juan

C'est qu'il a autre chose à faire, le suborneur ; il a affaire avec Dieu. Aussi, dans la pièce de Molière, ne veut-il pas s'encombrer des reproches de son père, Dom Louis, qui, à la scène 4 de l'acte IV, impose au maudit rejeton une tirade d'une quarantaine de lignes pour lui signifier sa désapprobation :

"Apprenez enfin qu'un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature, que la vertu est la premier titre de noblesse, que je regarde bien moins au nom qu'on signe qu'aux actions qu'on fait, et que je ferais plus d'état du fils d'un crocheteur qui serait honnête que du fils d'un monarque qui vivrait comme vous." (Dom Juan, IV, 4).

A cela, puisque que Dom Juan n'a que faire de ces contingences morales, et parce qu'il n'y a rien de naturel dans l'état du gentilhomme, pas plus que dans celui du crocheteur, et qu'il a compris, le diable d'homme, que tout n'était que conventions sociales et belles paroles, il répond d'une brève et très claire réplique :

"Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler."

Ce qui est une manière de dire à son père qu'il n'est qu'une vieille barbe et qui renvoie le discours paternel à l'inanité des choses qu'on dit ou qu'on fait par pure convention.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 9 janvier 2006

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 14:09

DOM JUAN : ACTE I, Scène 2 : Le livre, la logique, la langue.

SGANARELLE.    Vertu de ma vie, comme vous débitez ! Il semble que vous ayez appris tout cela par coeur, et vous parlez tout comme un livre.

Dom Juan vient de faire une longue tirade dans laquelle il semble avoir éprouvé le besoin de justifier son attitude en matière amoureuse. Sganarelle sans doute ne s'attendait pas à cela et sa remarque indique et sa surprise face à une telle dépense de paroles et son besoin de désamorcer le sérieux du discours de Dom Juan soudain comparé à un bon élève qui récite sa leçon.
D'où la sécheresse de ton du Maître :

DOM JUAN.    Qu'as-tu à dire là-dessus ?

SGANARELLE.     Ma foi, j'ai à dire..., je ne sais ; car vous tournez les choses d'une manière, qu'il semble que vous avez raison ; et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. J'avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont brouillé tout cela. Laissez faire : une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit pour disputer avec vous.

Peut-être le serviteur sent-il le danger au ton et au visage de son maître mais en tout cas il avoue son impuissance à "disputer", à débattre avec le "grand seigneur" cependant qu'il se rend bien compte que c'est surtout par l'habileté à manier la langue, à jongler avec les idées que Dom Juan réussit à convaincre, à séduire. Dom Juan est d'abord un maître du langage puisque la séduction consiste à convaincre l'autre du grand intérêt qu'on lui porte en lui parlant et en le faisant parler.
Sganarelle semble ici comprendre que ce qui semble logique (cf il semble que vous avez raison) peut être seulement une belle apparence de logique (cf et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas), qu'il peut même y avoir une distorsion entre la prescience de ce qui est vrai et la jolie science de savoir bien parler, d'être fin rhétoriqueur : cf J'avais les plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont brouillé tout cela.
Du reste, le beau langage fut souvent jadis une marque distinctive de la noblesse et le français des paysans, le français des bourgeois et le français des nobles étaient quasiment ressentis comme étant irrémédiablement différents, étanches l'un pour pour l'autre, langues de races plus encore que de classes. (1)
D'où le constat de Sganarelle : on ne peut "disputer" avec les seigneurs que par écrit, - une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit -, et de fait, c'est bien par les écrits de Voltaire, de Rousseau, de Beaumarchais, par le projet des "Encyclopédistes"  qu'au XVIIIème siècle la monarchie va se sentir menacée. D'où l'ironie invisible peut-être (quoique l'on fit beaucoup pour censurer Molière) aux oreilles des contemporains de la pièce mais réelle pour nous de cette réponse de Dom Juan :

DOM JUAN.    Tu feras bien.

Note
: (1)
En ce début de XXIème siècle, beaucoup, souvent par ignorance mais pas toujours, considèrent encore le patois picard et ses quelques survivances de langage comme dévalorisantes, dépréciatives de la position du locuteur et assimilent volontiers le patois à un argot, une langue douteuse. A l'autre bout, les conservateurs absolutistes de la langue, sans le vouloir la plupart du temps mais en connaissance de cause parfois, utilisent les faits de langue comme instrument de propagation d'idées plus ou moins nationalistes (c'est le cas avec la langue corse, le basque, le breton, le flamand, l'alsacien). Dans les deux cas, la linguistique, en tant que science humaine, passe au second plan.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 22 novembre 2005

 

Note du 5 février 2009 : Je mets ici en annexe deux intéressants commentaires de l'écrivain Orlando de Rudder postés à la suite de la 1ère publication de cet article.

Eh oui!

Eh oui, la langue comme discrimination sociale et les revendications autonomistes!!! Rappelons que Maurice Ravel, au début, s'intéressait de près au mouvement autonomiste basque.LA guerre de 14 l'en a dégoûté.;Lucien Trénet, père de Charles, qui tenait une boutique d'instrument de musique,rue saint sulpice, à PAris et qui était un bon vivant (un notaire poète qui a fait faillite parce qu'il s'en foutait, de son étude!!!!!)prônait la "
Renaissance Occitane" et chantait des chansons du cru, mais jamais il n'a marché dans les conneries de certains! PArce que, durant l'occupation, c'était grave. Rappelons que le (très beau) drapeau breton a été (fort bien) dessiné par des fascistes autoproclamés et collaborateurs... LEs cultures diverses méritent mieux que ces dérives immondes!

Posté par orlando de rudde, 22 novembre 2005 à 18:24

ouiiii!

Quand on sortait de la boutique de Lucien Trénet, on pouvait continuer la rue saint sulpice, tourner à gauche rue de Seine, re tourner à gauche rue de Buci, et encore à gauche, et l'on se trouvait devant la boutique de lutherie d'Alain Vian, frère de Boris, qui restaurait les limonaires et les pianos mécaniques. ET vendait des guitares.Je lui en ai achetés plusieurs!!!!

Posté par orlando de rudde, 22 novembre 2005 à 18:28
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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 13:58

NOTES SUR LE DOM JUAN DE MOLIERE
(Acte premier, scène première, la première tirade de Sgaranelle)

Le Dom Juan de Molière date de 1665, soit 8 ans avant la mort du dramaturge.
C'est une pièce d'une très grande originalité, singulière dans le répertoire du théâtre classique, une pièce qui ne respecte guère la règle des "trois unités" et qui, par la variété des registres employés et des thèmes abordés, semble être une des rares pièces du théâtre français du XVIIème siècle à pouvoir rivaliser avec le génie de Shakespeare.
Le texte de Molière figure en caractères gras. Le reste n'est que commentaires.

Acte premier

Le théâtre représente un palais.

Le théâtre représente donc le lieu même de la noblesse, de la seigneurie, de la tragédie.

SCENE PREMIÈRE.    SGANARELLE, GUSMAN

La pièce commence donc par un dialogue entre les deux serviteurs, celui du roi noir (Sgaranelle au service de Dom Juan) et celui de la reine blanche (Gusman au service de Done Elvire).

SGARANELLE, tenant une tabatière. Quoi que puisse dire Aristote et toute la Philosophie, il n'est rien d'égal au tabac : c'est la passion des honnêtes gens, et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre.

Les premières paroles de Sgaranelle : un éloge du tabac qui commence par un postulat dogmatique : "il n'est rien d'égal au tabac (...) et qui vit sans tabac n'est pas digne de vivre."
L'argumentation suit :

Non seulement il réjouit et purge les cerveaux humains, mais encore il instruit les âmes à la vertu, et l'on apprend avec lui à devenir honnête homme.

A noter : l'insistance de Sgaranelle à lier l'usage du tabac à "l'honnêteté", à la "vertu". Le tabac, et ici le tabac à priser, est donc un produit éthique puisqu'il "réjouit et purge les cerveaux humains" (par l'éternuement, par le nettoyage donc du cerveau); de plus, il "instruit les âmes à la vertu", comme l'enseignement des "Bons Pères" de la très chrétienne religion.
L'exemple suit, sous forme de question rhétorique :

Ne voyez-vous pas bien, dès qu'on en prend, de quelle manière obligeante on  en use avec tout le monde, et comme l'on est ravi d'en donner à droit et à gauche, partout où l'on se
trouve ?

Ainsi le tabac est comme la semence de Dom Juan : elle socialise par la séduction et l'amabilité et se répand dans les corps et les esprits.
Seule la relecture permet de faire ce rapprochement. La première vision de la pièce évacue rapidement cette première réplique de Sgaranelle en n'en retenant que l'essentiel : Done Elvire cherche Dom Juan.

On n'attend pas même qu'on en demande, et l'on court
au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d'honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent.

L'argumentaire de Sgaranelle s'arrête avec cette conclusion : tabac = honneur et vertu, c'est-à-dire que, pour nous qui avons lu, relu, vu, revu la pièce de Molière, le tabac est à l'opposé de la semence de Dom Juan qui provoque déshonneur et immoralité.

Mais c'est assez de cette matière. Reprenons un peu notre discours. Si bien donc, cher Gusman, que Done Elvire, ta maîtresse, surprise de notre départ, s'est mise en campagne après nous, et son coeur, que mon maître a su toucher trop fortement, n'a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici.

On appréciera la métonymie : Done Elvire est un "coeur" en quête de son Dom Juan disparu, un "coeur" en proie.

Veux-tu qu'entre nous je te dise ma pensée ? J'ai peur qu'elle ne soit mal payée de son amour, que son voyage en cette ville produise peu
de fruit, et que vous eussiez autant gagné à ne bouger de là.

Quand Sgaranelle parle de son maître, Sgaranelle dit ce qu'il pense et dit vrai.

             Patrice Houzeau
             Hondeghem, le 4 octobre 2005

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 13:50

NOTES SUR DOM JUAN DE MOLIERE
Acte I, scène 1 (2)

GUSMAN.    Et la raison encore ? Dis-moi, je te prie, Sganarelle, qui peut t'inspirer une peur d'un si mauvais augure ? Ton maître t'a-t-il ouvert son coeur là-dessus, et t'a-t-il dit qu'il eût pour nous quelque froideur qui
l'ait obligé à partir ?

On voit ici que Gusman s'inquiète du  départ de Dom Juan et donc du sort de Done Elvire.
Pour obtenir des informations, il interroge donc son confrère, le serviteur de Dom Juan.

SGANARELLE.    Non pas ; mais, à vue de pays, je connais à peu près le train des choses ; et sans qu'il m'ait encore rien dit, je gagerais presque que l'affaire va là. Je pourrais peut-être me tromper ; mais enfin, sur de tels sujets, l'expérience
a pu me donner quelques lumières.

Combien de fois déjà Sganarelle a-t-il eu ce genre de conversations ? L'expérience parle. Sans exposer clairement les motifs des actions de Dom Juan, - prudence ! -, il fait comprendre à Gusman qu'effectivement, Dom Juan est soudainement "refroidi".

GUSMAN.    Quoi ? ce départ si peu prévu serait une infidélité de Dom Juan ? Il pourrait faire cette injure aux chastes feux de Done Elvire ?

Gusman réagit aussitôt par l'attaque interrogative. Notons l'emploi du conditionnel qui souligne l'incrédulité du serviteur qui se refuse à penser que Dom Juan soit si "injurieux", si méprisant des "chastes feux de Done Elvire".
Cette première critique dans la pièce de l'attitude donjuanesque oppose donc l'injure à la chasteté.
Sganarelle tente bien un peu de défendre son maître par l'excuse habituelle des comportements indélicats, inconséquents, injurieux pour autrui :

SGANARELLE.    Non, c'est qu'il est bien jeune encore, et qu'il n'a pas le courage...

Mais Gusman interrompt ce piètre début de plaidoirie qui, faisant de Dom Juan un sot sans noblesse, insulte par contrecoup les sentiments de Done Elvire :

GUSMAN.    Un homme de sa qualité ferait une action si lâche ?

Cette interrogation de Gusman est intéressante en ce sens qu'elle met l'accent sur une contradiction : comment un "grand seigneur" comme Dom Juan pourrait-il être lâche ?
Pour Gusman, la noblesse du sang, la noblesse de la naissance suffit à garantir la qualité des actions d'un homme.
D'où l'ironique réplique de Sganarelle :

SGANARELLE.     Eh oui, sa qualité ! La raison en est belle, et c'est par là qu'il s'empêcherait des choses.

Autrement dit : Dom Juan est un homme sans contraintes qui passe par-dessus la rigueur morale attendue par Gusman et  Done Elvire :

GUSMAN.     Mais les saints noeuds du mariage le tiennent engagé.

La phrase est affirmative. Dom Juan s'est engagé et cet engagement au mariage le lie donc par le respect dû à la parole donnée qui est en fait un respect dû aux personnes auprès desquelles on s'engage. Dom Juan est donc, dès la scène d'exposition, condamné à réparer une faute, l'injure faite à Elvire.
Notons d'ailleurs que toutes ces interrogations qui marquent le discours de Gusman (6 interrogatives) semblent reprendre les questions que Done Elvire sans doute se pose quant à l'étrangeté du comportement de son fiancé. Gusman est ici le porte-parole de Done Elvire. Sganarelle, lui, ne parle pas pour Dom Juan mais s'exprime en témoin privilégié.
Jusqu'ici, il s'agissait d'une discussion entre deux valets sur ce qui pourrait n'être après tout qu'une péripétie amoureuse.
Mais le problème est tout autre et il faut être bien naïf et n'être qu'un pauvre homme de serviteur pour croire que le respect des personne de son rang, le respect de la parole donnée, et le respect "des saints noeuds du mariage" suffisent à arrêter Dom Juan dans sa fuite des responsabilités et son habitude d'irrespect des conventions parmi les plus importantes de sa vie sociale  :

SGANARELLE.    Eh ! mon pauvre Gusman, mon ami, tu ne sais pas encore, crois-moi, quel homme est Dom Juan.

Gusman, comme le spectateur est ignorant du caractère de Dom Juan. Et c'est le sujet même de cette pièce : les dernières heures d'un "grand seigneur" dont le caractère va ainsi, au grand jour d'une scène de théâtre, se révéler.

GUSMAN.    Je ne sais pas, de vrai, quel homme il peut être, s'il faut qu'il nous ait fait cette perfidie ; et je ne comprends point comme après tant d'amour et tant d'impatience témoignée, tant d'hommages pressants, de voeux, de soupirs et de larmes, tant de lettres passionnées, de protestations ardentes et de serments réitérés, tant de transports enfin et tant d'emportements qu'il a fait paraître, jusques à forcer, dans sa passion, l'obstacle sacré d'un couvent, pour mettre Done Elvire en sa puissance, je ne comprends pas, dis-je, comme, après tout cela, il aurait le coeur de pouvoir manquer à sa parole.

Cette tirade de Gusman témoigne des inquiétudes et des interrogations de sa maîtresse, Done Elvire, et traduit l'étonnement devant une attitude hors-norme, extraordinaire, incompréhensible.
Ce qui étonne, c'est la dichotomie entre l'amoureux qui met tout en oeuvre pour séduire une jeune femme protégée par un couvent (et donc par Dieu) au point de forcer les portes et enlever celle qu'il désire si ardemment et la mettre ainsi "en sa puissance", en son pouvoir, et le "perfide" qui "manque à sa parole" et disparaît.
Une telle attitude, si cavalière, pourrait être admise et même témoigner en faveur de la "passion amoureuse" de Dom Juan, de sa virilité et donc de sa vertu au sens originel de ce qui relève des qualités de l'homme, si le grand seigneur, épousant Done Elvire, devenait dès lors un bon mari, un homme apte à protéger sa femme et à lui donner un train de vie digne de son rang.
Le discours de Gusman témoigne de cette opiniatreté de Dom Juan où l'adverbe anaphorique "tant" introduit toutes les ressources de la séduction, de la plus "transie" (cf "voeux", "soupirs", "larmes") à la plus passionnée (cf "protestations ardentes", "serments réitérés", "tant de transports enfin et tant d'emportements").
La duplicité apparente de Dom Juan est, aux yeux de Gusman, quasiment absurde, comme le montre la répétition de l'aveu d'incompréhension (cf "je ne sais pas" ; "je ne comprends point" ; "je ne comprends pas") ; mais ce qui semble absurde à Done Elvire et à son serviteur est évident aux yeux de Sganarelle.

            Patrice Houzeau
            Hondeghem , le 5 octobre 2005
   

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 13:38

NOTES SUR DOM JUAN DE MOLIERE (3)

(Acte 1, scène première, le portrait de Dom Juan par Sgaranelle)

SGARANELLE.-    Je n'ai pas grande peine à le comprendre, moi ; et si tu connaissais le pélerin, tu trouverais la chose assez facile pour lui.

Le début du portrait de Dom Juan par Sgaranelle est marqué par l'ironie dont fait preuve le serviteur. Loin de Dom Juan, Sgaranelle ne fait pas mystère de ses opinions. Ainsi, le mot "pélerin" qui relève du lexique religieux est ici employé par antiphrase. De fait, Dom Juan se comporte comme un pélerin, cherchant en tous lieux de nouvelles femmes à conquérir, de nouveaux exploits à accomplir, de nouveaux dieux à maudire.

Je ne dis pas qu'il ait changé de sentiments pour Done Elvire, je n'en ai point de certitude encore : tu sais que,
par son ordre, je partis avant lui, et depuis son arrivée il  ne m'a point entretenu ;

Sganarelle semble vouloir ménager le serviteur de Done Elvire et ne prend pas parti sur les intentions de Dom Juan. Il se pose ainsi en confident de son maître et donc en témoin privilégié, ce qui, par avance, légitime le portrait peu flatteur qu'il livre ensuite :

mais, par précaution, je t'apprends, inter nos, que tu vois en Dom Juan, mon maître, le plus grand scélérat que la terre ait jamais porté, un enragé, un chien, un diable, un Turc, un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou, qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale, qui ferme l'oreille à toutes les remontrances qu'on lui peut faire, et traite de billevesées tout ce que nous croyons.

La phrase commence doucement, par quelques précautions oratoires ("par précaution", "inter nos" qui est censé placer le discours de Sgaranelle sur un plan philosophique, "mon maître") puis le discours s'emballe qui fait se succéder les comparaisons les plus âpres ("enragé, chien, diable, Turc") où l'on voit que Sgaranelle, pensant par associations d'idées, se laisse emporter par la langue même qu'il prétend maîtriser (l'adjectif "enragé" introduit le mot "chien") mais ce qui est surtout reproché à Dom Juan c'est son refus de toute croyance ("un hérétique, qui ne croit ni Ciel, ni saint, ni Dieu, ni loup-garou", les croyances populaires étant ainsi mises sur le même plan que les croyances religieuses). En outre, cette patente mécréance de Dom Juan expliquerait son immoralité ("qui passe cette vie en véritable bête brute, en pourceau d'Epicure, en vrai Sardanapale"). Notons encore que les références censées légitimer le discours de Sgaranelle le ridiculisent puisqu'il n'y a rien de commun entre les loups-garous, le philosophe antique Epicure et un roi légendaire qui personnifie la débauche.

Tu me dis qu'il a épousé ta maîtresse : crois qu'il aurait plus fait pour sa passion, et qu'avec elle il aurait encore épousé toi, son chien et son chat.

Après avoir dénoncé l'absence de religion et de morale qui caractérise Dom Juan, Sgaranelle aborde le problème du mariage puisque c'est le sujet même des interrogations de Gusman. Les choses sont dites sans détour maintenant comme si la colère prenait le dessus :

Un mariage ne lui coûte rien à contracter ; il ne se sert point d'autres pièges pour attraper les belles, et c'est un épouseur à toutes mains. Dame, demoiselle, bourgeoise, paysanne, il ne trouve rien de trop chaud ni de trop froid pour lui ; et si je te disais le nom de toutes celles qu'il a épousées en divers lieux, ce serait un chapitre à durer jusques au soir.

Le discours de Sgaranelle se fait programme puisque l'on pourra assister durant la pièce à l'éclectisme de Dom Juan en matière amoureuse qui passe de la dame de la noblesse aux petites paysannes ne se souciant donc que du corps et faisant fi des positions sociales. En cela, il mérite donc la plaisante périphrase de Sgaranelle : "un épouseur à toutes mains".
Le ton employé par Sgaranelle est ironique et masque peut-être une certaine rancoeur, une colère à peine contenue ; l'ironie cependant peut choquer Don Gusman qui, semble-t-il, ne s'attendait pas à de telles révélations. Sgaranelle s'en rend compte :

Tu demeures surpris et changes de couleur à ce discours ; ce n'est là qu'une ébauche du personnage, et, pour en achever le portrait, il faudrait bien d'autres coups de pinceau.

Sgaranelle souligne ainsi que certes, Dom Juan n'est pas quelqu'un de recommandable, mais surtout, il met l'accent sur la complexité du personnage justifiant ainsi, - c'est son rôle de figure de théâtre, de serviteur du mythe -, la pièce qui va se jouer maintenant et dont son maître est le principal protagoniste.

Suffit que le courroux du Ciel l'accable quelque jour ; qu'il me vaudrait bien mieux d'être au diable que d'être à lui, et qu'il me fait voir tant d'horreurs, que je souhaiterais qu'il fût déjà je ne sais où. Mais un grand seigneur méchant homme est une terrible chose ; il faut que je lui sois fidèle en dépit que j'en aie : la crainte en moi fait l'office du zèle, bride mes sentiments, et me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste
.

Dans ces quelques phrases, Sgaranelle répond à la question que pourrait lui poser Gusman : pourquoi sers-tu donc un homme si peu honorable ? Et Sgaranelle de prétendre qu'il préférerait servir le diable que de servir Dom Juan, la formulation du valet étant basée sur un chiasme, on peut aussi comprendre la phrase de la façon suivante : j'aimerais être loin de Dom Juan ("être au diable") et non près de lui ("que d'être à lui") car "il me fait voir tant d'horreurs" (le terme est fort) que j'aimerais qu'il soit loin de moi, dans ce "je ne sais où" où Sgaranelle situe le Diable, le Bon Dieu et les loups-garous.
La phrase suivante est constituée d'une périphrase célèbre : "un grand seigneur méchant homme".
Cette périphrase désigne Dom Juan en soulignant les deux traits principaux de son caractère : Dom Juan est un grand seigneur ; Dom Juan est un homme méchant.
Enfin, Sgaranelle fait l'aveu de sa lâcheté ("la crainte en moi fait l'office du zèle") et de sa complaisance ("me réduit d'applaudir bien souvent à ce que mon âme déteste").
Ce n'est pas par affection que Sgaranelle reste le serviteur de Dom Juan, c'est la crainte, la peur qui conduit ses actions. C'est en cela qu' "un grand seigneur méchant homme est une terrible chose" : on ne quitte les enfers qu'avec l'aide des dieux.
On peut se demander quelle est la nature de cette crainte. De quoi Sgaranelle a-t-il si peur ? Il lui suffirait de chercher un autre maître plutôt que de faire office d'âme damnée d'un seigneur si redoutable.
Mais si cette peur est si grande qu'elle paralyse Sgaranelle, n'est-elle pas liée à la peur commune à tous les êtres : la peur de l'inconnu ?
Comment, moi, Sgaranelle, pourrais-je vivre sans Dom Juan puisque le monde qui me donne quelque existence est un monde marqué par ce "grand seigneur" et ce chemin inconnu qu'il parcourt ?

Le voilà qui vient se promener dans ce palais : séparons-nous ; écoute, au moins, je t'ai fait cette confidence avec franchise, et cela m'est sorti un peu bien vite de la bouche ; mais s'il fallait qu'il en vînt quelque chose à ses oreilles, je dirais hautement que tu aurais menti.

Ainsi se termine la première scène qui nous présente un personnage si terrible que son valet semble le redouter au point de se dédire s'il en était besoin.
Portrait de Dom Juan mais aussi portrait de Sgaranelle, personnage sympathique qui rêve d'un monde paisible gouverné par l'usage du tabac et des sentiments amicaux et qui se voit contraindre de servir un homme dont les aventures amoureuses vont le conduire à sa perte. Pressent-il une fin tragique ? Sans doute, bien qu'il ne le dise pas explicitement, mais déjà dans son discours apparaît "le courroux du Ciel".

            Patrice Houzeau
            Hondeghem, le 7 octobre 2005

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 13:28

NOTES SUR DOM JUAN DE MOLIERE (Acte I, scène 2) (2)
LA JUSTIFICATION DE DOM JUAN

Sganarelle vient de "tendre la perche", de piquer la curiosité de Dom Juan en lui faisant remarquer que s'il lui plaît "d'être le plus grand coureur du monde" et que s'il veut "avoir raison d'en user de la sorte", "on ne peut aller là contre" mais que s'il ne le voulait pas, "ce serait peut-être une autre affaire".
Adroitement, Molière pose ici la question du libre arbitre, de la volonté individuelle qui serait susceptible de tempérer le caractère et les passions du "grand seigneur méchant homme".
Dom Juan, amusé peut-être par le culot de son serviteur, lui donne la parole :

DOM JUAN.    Eh bien ! je te donne la liberté de parler et de me dire tes sentiments.

SGANARELLE.    En ce cas, Monsieur, je vous dirai franchement que je n'approuve point votre méthode, et que je trouve fort vilain d'aimer de tous côtés comme vous faites.

Donnant la parole à Sganarelle, Dom Juan tisse, pour le spectateur, des liens plus profonds que ceux qui unissent habituellement Maître et valet : il le laisse, pour un instant, parler d'égal à égal avec lui. D'une certaine manière, il s'agit là aussi d'une atteinte aux conventions sociales qui veulent que le serviteur ne juge pas ses employeurs et ne réponde aux questions de ceux-ci qu'avec la plus grande neutralité.
Du point de vue dramaturgique, évidemment, la relation Sganarelle-Dom Juan permet d'utiliser le registre argumentatif.
Il est à noter cependant que si Sganarelle semble prendre son rôle au sérieux, - utilisant par exemple le lexique de la discussion philosophique (cf "je n'approuve point votre méthode") -, la réciproque n'est pas vraie et Dom Juan s'amuse plutôt des commentaires de son valet.
Cependant, cette franchise de Sganarelle permet à Dom Juan de justifier son comportement cavalier :

DOM JUAN.    Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon coeur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le coeur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a rien plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre coeur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui ne puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un coeur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.


Jusqu'ici Dom Juan n'avait que fort peu parlé et soudain, cette tirade, cette auto-plaidoirie, ce plaidoyer pour lui-même comme s'il était nécessaire qu'il se justifiât.
Un grand seigneur répugne à se justifier. Ce qu'il fait relève de son "bon plaisir", de ses "privilèges", des règles privées qui faisaient de la noblesse une classe à part, au-dessus de tous et n'ayant que Dieu et le Roi pour véritables maîtres.
Aussi, cette justification de Dom Juan peut sembler étonnante, surtout face à son valet. Peut-être est-il en colère ? Peut-être a-t-il besoin d'une conversation et, n'ayant aucun de ses pairs "sous la main", se contente-t-il de Sganarelle ?
En tout cas, voilà notre Dom Juan lancé dans une argumentation des plus éclairantes.
Il commence par poser le problème, sous forme interrogative comme il se doit et en utilisant l'indéfini "on" :

"Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ?

Mais dès la problématique, la réponse est donnée : pas question de "renoncer au monde" et donc de  fermer les yeux sur ces "beaux objets" du monde que sont, pour Dom Juan, les femmes.
Dom Juan a une conscience esthétique de la réalité : la beauté lui "frappe les yeux". Tout est donc d'abord dans le regard. Et "se lier" (par le mariage) "au premier objet qui nous prend" équivaut à se condamner soi-même au "renoncement", à "l'ensevelissement", à "la mort" : "renoncer au monde", "s'ensevelir pour toujours", "être mort dès sa jeunesse" dit Dom Juan dans une gradation  descendante des plus sinistres.
On notera que le discours de Dom Juan est sans nuance : le mariage est un "absolu", un renoncement absolu à aimer d'autres femmes ; donc, le donjuanisme est lui-même un "absolu". Pas d'hypocrisie, pas de double vie mais une vie libre de toutes contraintes, un choix toujours renouvelé de se lancer dans une aventure amoureuse.
De ce fait, la fidélité n'est qu'un "faux honneur" puisque "la constance n'est bonne que pour les ridicules" et, pour appuyer cette thèse, Dom Juan emploie l'argument du désir qui, pour lui, prime sur la convention de la fidélité : "toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos coeurs".
On pourra noter l'usage du présent de vérité générale et du pronom pluriel 'toutes" qui englobe donc dans une totalité l'ensemble des femmes.
Il est vrai qu'un "grand seigneur" constitue un bon parti et l'on verra dans l'Acte II que Dom Juan effectivement plaît aux femmes (Charlotte et Mathurine en sont toutes bouleversées !).
Mais il est vrai aussi que le discours donjuanesque renverse la proposition séductrice : "Je prends le droit de séduire qui bon me semble" en "Elles ont toutes le droit d'être séduites par moi".

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 29 octobre 2005

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5 février 2009 4 05 /02 /février /2009 13:16

NOTES SUR DOM JUAN DE MOLIERE (ACTE I, SCENE 2) (1)

Scène 2.    DOM JUAN, SGANARELLE

DOM JUAN.    Quel homme te parlait là ? Il a bien de l'air, ce me semble, du bon Gusman de Done Elvire ?

Voilà donc "le grand seigneur méchant homme", Dom Juan qui, dès sa première intervention, est interrogatif. Il a interrompu une conversation entre deux serviteurs, a sans doute reconnu Gusman, le valet de Done Elvire et s'en assure auprès de Sganarelle.

SGANARELLE.
   C'est quelque chose aussi à peu près de cela.

DOM JUAN.    Quoi ? C'est lui ?

La réponse de Sganarelle n'est pas absolument explicite. Il dit les choses sans avoir l'air de les dire comme si, en signalant la présence de Gusman, il trahissait son collègue. Mais Sganarelle ne sait pas mentir, ne peut pas mentir à son maître. Aussi utilise-t-il l'alexandrin (12 syllabes) alors que le monosyllabe "oui" aurait suffi.
Quant à Dom Juan, si sa surprise est peut-être feinte, c'est qu'il a probablement compris que les deux serviteurs s'étaient fait des confidences. Dom Juan connaît aussi bien son valet que Sganarelle connaît son maître.
D'où une série de questions qui ont pour objectif de savoir ce que les deux collègues se sont raconté :

SGANARELLE.    Lui-même.

DOM JUAN.    Et depuis quand est-il en cette ville ?

SGANARELLE.    D'hier au soir.

DOM JUAN.    Et quel sujet l'amène ?

SGANARELLE.    Je crois que vous jugez assez ce qui le peut inquiéter.

Sganarelle, si bavard dans la première scène, se fait soudain laconique comme s'il craignait de trop en dire obligeant ainsi Dom Juan à préciser le but de ses questions.
Ainsi, pour éviter d'avoir des révélations à faire, il tend lui-même la perche à Dom Juan en lui faisant remarquer que les raisons de la présence de Gusman sont évidentes.
Sganarelle se comporte comme un suspect devant un policier, laconique et allusif puisqu'il ne peut faire autrement que de répondre.
Pour relancer l'interrogatoire, Dom Juan demande un aquiéscement à son valet :

DOM JUAN.    Notre départ sans doute ?

SGANARELLE
.    Le bonhomme en est tout mortifié et m'en demandait le sujet.

Le serviteur laisse ici transparaître ses sentiments pour excuser sans doute cet entretien entre les deux hommes, entretien que Dom Juan soupçonne et n'approuve peut-être pas. Du moins, est-ce la crainte que Sganarelle peut avoir.
Mais ce qui intéresse Dom Juan, ce n'est ni la consternation de Gusman ni l'inquiétude d'Elvire, ce qui l'intéresse, c'est ce que son serviteur a pu bien dire :

DOM JUAN.    Et quelle réponse as-tu faite ?

SGANARELLE.    Que vous ne m'en aviez rien dit.

DOM JUAN.
    Mais encore, mais quelle est ta pensée là-dessus ? Que t'imagines-tu de cette affaire ?

Sganarelle esquive la question tout en disant vrai (cf sc. 1 :"...et depuis son arrivée il ne m'a point entretenu."). Mais Dom Juan se doute que Sganarelle, bavard comme il est, a certainement commenté le départ imprévu de son maître. Aussi précise-t-il habilement sa question en demandant l'opinion de son valet. A noter : l'emploi du verbe "imaginer" qui, par avance, relativise le discours de Sganarelle.

SGANARELLE.    Moi, je crois, sans vous faire tort, que vous avez quelque nouvel amour en tête.

DOM JUAN.    Tu le crois ?

SGANARELLE.    Oui.

DOM JUAN.    Ma foi ! tu ne te trompes pas, et je dois t'avouer qu'un autre objet a chassé Elvire de ma pensée
.

Sganarelle, sans doute mis en confiance par le calme affiché de Dom Juan qui ne semble guère inquiet de la présence de Gusman, décide donc de parler franchement à son maître qui semble s'en amuser (cf "Tu le crois ?") et qui, d'ailleurs, ne fait pas mystère de ses préoccupations : le voilà lancé dans une nouvelle conquête amoureuse.
Cette franchise de Dom Juan est sympathique car elle éloigne les soupçons d'hypocrisie, de double jeu qu'il chercherait à mener. Dom Juan ne court qu'un lièvre à la fois, semble-t-il, et dès qu'il a séduit une femme, il court sans arrière-pensée après une autre, ce qui, pour le spectateur, est confirmé par Sganarelle (double énonciation oblige, chaque personnage d'une scène s'adressant aux autres personnages présents mais aussi au spectateur) :

SGANARELLE.    Eh ! mon Dieu ! je sais mon Dom Juan sur le bout du doigt, et connais votre coeur pour le plus grand coureur du monde : il se plaît à se promener de liens en liens et n'aime guère à demeurer en place.

Franchise habituelle des valets de Molière (songez à Nicole du Bourgeois Gentilhomme, à Toinette du Malade imaginaire) qui ne semblent pas craindre de dire les choses telles qu'elles sont. Mais si Monsieur Jourdain et Argan sont des hommes faibles, plus embarrassés des femmes qu'autre chose, Dom Juan est un homme fort. Nous ne sommes pas dans le registre de la "grande comédie", la comédie de la classe bourgeoise montante, mais, même si la page de garde classe la pièce dans le genre "comédie", nous sommes dans la tragi-comédie, le registre des nobles, des grands seigneurs attachés à leurs privilèges.
Sganarelle ne manque donc pas de courage devant Dom Juan, à moins que cela ne soit de la sottise. Cependant, son discours souligne, sans le vouloir, la dépendance amoureuse de Dom Juan qui ne peut qu'aller de "liens en liens" : les liens du mariage certes puisqu'il est "un épouseur à toutes mains" (cf sc.1) mais aussi les liens du sexe qui le jettent dans une passion qui constitue l'essentiel de ses préoccupations. Dom Juan, brisant sans cesse les "liens" qu'il noue avec ses victimes est en fait lui-même lié, aliéné à l'obsession hétérosexuelle.
Comme Elvire (cf sc.1 : "son coeur, que mon maître a su toucher trop fortement, n'a pu vivre, dis-tu, sans le venir chercher ici."), Dom Juan est lui aussi métonymisé par le discours de Sganarelle ("et connais votre coeur pour le plus grand coureur [décidément, Sganarelle aime les alexandrins !] du monde").
Sganarelle souligne le "bon plaisir" de Dom Juan : "il se plaît (...) et n'aime guère..." masquant ainsi par la politesse l'âpre vérité de sa réplique.

DOM JUAN.    Et ne trouves-tu pas, dis-moi, que j'ai raison d'en user de la sorte ?

SGANARELLE.    Eh ! Monsieur.

DOM JUAN.    Quoi ? parle.

SGANARELLE.    Assurément que vous avez raison, si vous le voulez ; on ne peut pas aller là contre. Mais
si vous ne le vouliez pas, ce serait peut-être une autre affaire.

Dom Juan n'est pas dupe de la politesse de Sganarelle et comprend parfaitement que Sganarelle n'approuve sans doute pas l'inconstance de son maître. Il poursuit donc son interrogatoire. Ce n'est pas que l'opinion de son valet l'intéresse tant que ça, mais Sganarelle est bavard ; Dom Juan le sait. Aussi vaut-il mieux savoir ce que son serviteur pourrait être amené à raconter.
Cette curiosité soudaine de Dom Juan pour les opinions de Sganarelle permet en tout cas à Molière de constituer un "couple argumentatif" qui permet à Dom Juan d'exposer son point de vue au public sans avoir recours à l'artifice du monologue. De plus, le registre comique dans lequel se situe Sganarelle permet de souligner la faiblesse des arguments employés contre le "grand seigneur méchant homme" en même temps qu'il donne une tonalité plaisante aux scènes de dialogue maître-valet.

     Patrice Houzeau
     Hondeghem, le 9 octobre 2005

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