"LA SCENE DU PAUVRE"
NOTES SUR DOM JUAN DE MOLIERE (Acte III, Scène 2)
Courte mais très intense, et surtout très célèbre scène. Dom Juan, Sganarelle, un pauvre en sont les protagonistes.
Dom Juan et son valet Sganarelle se sont égarés dans une forêt ; cf Acte III, fin de la scène 1 :
DOM JUAN : Mais tout en raisonnant, je crois que nous nous sommes égarés. Appelle un peu cet homme que voilà là-bas, pour lui demander le chemin.
Dom Juan n'aime guère perdre de temps en vaines paroles. C'est avant tout un homme d'action. Il s'est certes justifié assez longuement de sa conduite libertine à la scène 2 de l'acte I (cf "Quoi ? tu veux qu'on se lie au premier objet qui nous prend,...") dans une fameuse tirade sur la nécessité qu'il y a pour lui à conquérir les femmes ainsi que le font les conquérants de nouveaux territoires. Il s'expliquera encore plus longuement sur sa conduite à la scène 2 de l'acte V dans un discours à Sganarelle sur les bénéfices à retirer de la tartufferie dont désormais il compte faire étalage en public (cf "l'hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus.").
Mais ses plaidoyers sont réservés à l'espace privé, c'est-à-dire à sa relation avec Sganarelle, ce fasciné d'avoir pour maître un homme si orgueilleux d'oser ignorer et donc défier Dieu lui-même. Le public est donc dans le secret de Dom Juan lorsqu'il s'épanche auprès de son serviteur.
En dehors de la sphère privée, Dom Juan écoute plus qu'il ne parle comme le montre par exemple le silence éloquent qu'il observe face aux avertissements de Done Elvire à la scène 6 de l'acte IV.
La scène dite "du Pauvre" présente elle aussi un Dom Juan qui, certes dialogue avec Le Pauvre, mais qui, à aucun moment, ne justifie sa position. Un grand seigneur n'a d'ailleurs pas à se justifier puisque sa seule présence donne sens à toute chose, et avant tout justifie jusqu'à l'existence de tous ceux qui sont amenés à graviter autour de lui.
Donc, Dom Juan et Sganarelle demandent leur chemin à un homme que la didascalie initiale présente sous le nom de Francisque, un pauvre. Un personnage donc parmi d'autres, un anonyme de la pauvreté. C'est pourtant le nom générique de "Le Pauvre" qui seul est employé dans cette scène 2, Le Pauvre incarnant ainsi l'esprit de pauvreté et plus particulièrement une ligne de conduite, celle des ermites, des pieux mendiants qui "prient le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui" lui "donnent quelque chose" :
SGANARELLE : Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.
A la rudesse de la requête faite à la Sganarelle, un peu à la brusque, à la diable, -surtout quand Sganarelle a à faire à des gens qu'il se sent en mesure de mépriser -, Le Pauvre répond avec civilité :
LE PAUVRE : Vous n'avez qu'à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt. Mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que depuis quelque temps il y a des voleurs ici autour.
Le Pauvre se montre fort civil et prévenant du chemin de ceux qui lui apparaissent non sous les traits d'un grand seigneur et de son serviteur, mais sous l'apparence d'un médecin (Sganarelle) et d'un homme "en habit de campagne" puisque l'Acte III s'ouvre justement sur ces déguisements qu'à l'initiative de Sganarelle, les deux hommes ont revêtu ; cf Acte III, scène 1 :
SGANARELLE : Ma foi, Monsieur, avouez que j'ai eu raison, et que nous voilà l'un et l'autre déguisés à merveille.
Pourquoi ces déguisements ? C'est qu'à la fin de l'Acte II, Dom Juan est prévenu que "douze hommes à cheval" le cherchent. Il s'agit de Dom Carlos et de Dom Alonse, les frères d'Elvire, et de leurs suivants. Les deux frères veulent, comme il se doit, venger l'honneur bafoué de leur soeur.
Cependant, au-delà des apparences vestimentaires, - comme si elles n'avaient pas d'importance -, Le Pauvre semble seulement s'adresser à Dom Juan quand il lui demande l'aumône. Il est vrai que Dom Juan lui-même s'est montré fort civil tout en employant un seigneurial tutoiement :
DOM JUAN : Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon coeur.
LE PAUVRE : Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?
Telle demande est logique puisque Le Pauvre n'a d'autre occupation que de prier et de vivre en ermite. Aussi vit-il de la charité.
On sait depuis la scène d'exposition que Dom Juan est un "grand seigneur méchant homme" "qui ne croit ni Ciel, ni loup-garou". Un homme si méchamment sceptique pratique-t-il la charité ?
Sans doute, puisque c'est un grand seigneur et qu'il doit donc faire preuve de libéralité, de largesse ; pour lui, l'argent est censé ne pas compter et n'être qu'un moyen de souligner l'excellence de sa présence au monde.
Mais Dom Juan est aussi un homme qui ne manque ni de curiosité envers ses semblables, ni d'humour :
DOM JUAN : Ah ! Ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.
Ce à quoi Le Pauvre répond tout simplement :
LE PAUVRE : Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier le Ciel qu'il vous donne toute sorte de biens.
Voici une réponse qui ne peut qu'agacer Dom Juan.
D'abord parce que c'est celle d'un croyant et que l'ironie de la pièce veut que ce soit le plus pauvre des croyants, - un simple ermite -, qui prie pour la bonne fortune du grand seigneur libertin.
D'autre part, cet homme se présente lui-même avec la plus grande humilité. Trois lignes suffisent à le définir et la simplicité de la proposition "Je suis un pauvre homme" s'oppose à la complexité et à la longueur des discours que l'on tient encore aujourd'hui sur le "Grand Seigneur méchant homme".
Enfin, pour un homme si humble, la voie à suivre semble claire et droite : se retirer du monde et prier. Voilà la raison de sa présence dans la forêt alors que Dom Juan et Sganarelle, pour l'heure, n'y sont que deux égarés.
Dom Juan pourrait prendre avec humour cette ironie des événements, auquel cas, il ne dirait rien d'abord, sourirait puis prendrait congé.
Mais il ne peut taire son agacement :
DOM JUAN : Eh ! prie-le qu'il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.
Cette réponse de Dom Juan est imparable. C'est d'ailleurs ainsi que nous vivons ; nous travaillons à notre propre fortune et ne nous mettons "en peine des affaires des autres" que si les circonstances nous y obligent.
A cette remarque quelque peu acerbe, Le Pauvre ne répond pas, sa condition étant d'ailleurs incompatible avec la dispute.
D'ailleurs, que pourrait-il répondre ?
D'ailleurs, pourrait-il répondre sans risquer que le grand seigneur ne l'assomme ou même ne le tue ?
Sganarelle, devant l'étonnement du Pauvre, devant sa consternation sans doute, révèle alors à l'ermite le principe de base de la métaphysique donjuanesque :
SGANARELLE : Vous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme ; il ne croit qu'en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit.
L'intervention de Sganarelle est faite sans méchanceté aucune ; elle n'a pas d'autre but que de prévenir Le Pauvre de la nature réelle de son interlocuteur, une manière de dire :"N'insistez pas !".
Mais Dom Juan est décidément curieux d'en apprendre plus sur cet homme qui, de fait, est son antithèse complète.
Ainsi, son anonymat est complet ; "Je suis un pauvre homme" dit-il sans préciser son nom et sa solitude semble totale alors que Dom Juan occupe "une place dans le monde", a un rang à tenir dans la société de son temps. Qu'il soit aimé ou haï, il est avant tout un membre de la noblesse et se doit donc de se distinguer ; cf Acte III, scène 4 :
DOM JUAN, se reculant de trois pas et mettant fièrement la main sur la garde de son épée. Oui, je suis Dom Juan moi-même, et l'avantage du nombre ne m'obligera pas à vouloir déguiser mon nom."
Aussi, bien qu'il connaisse déjà la réponse, pose-t-il cette question à l'ermite :
DOM JUAN : Quelle est ton occupation parmi les arbres ?
LE PAUVRE : De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.
Un tel emploi du temps, si dégagé des appétits terrestres, ne peut que provoquer l'insolente logique du discours donjuanesque :
DOM JUAN : Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?
Le mode interro-négatif souligne la perfidie de la remarque, qui semble d'ailleurs sinuer à la façon d'un serpent, - Dom Juan étant ici tout à fait vipérin -, remarque à laquelle Le Pauvre répond sans se départir de sa simplicité :
LE PAUVRE : Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité [ = pauvreté] du monde.
Simplicité de la réplique qui permet, bien sûr, le déploiement du syllogisme :
1) DOM JUAN : Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour ne peut pas manquer d'être bien dans ses affaires.
C'est au concept de la divine providence que Dom Juan s'attaque ainsi, car, comment croire en un Dieu qui laisserait dans "la plus grande nécessité du monde " ses plus fidèles serviteurs ?
2) LE PAUVRE : Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n'ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.
Autrement dit, l'homme qui a fait voeu de pauvreté est voué à crever de faim.
3) DOM JUAN : Voilà qui est étrange, et tu es bien mal récompensé de tes soins.
La conclusion est logique et, au delà de l'infirmation de la proposition "le Ciel y pourvoiera", elle suggère que l'état d'ermite est bien "étrange", difficile à concevoir et que la foi de tels hommes frise l'absurde.
Dom Juan, en toute logique, a raison et voilà Le Pauvre confondu.
Mais s'il a convaincu son public, a-t-il convaincu son interlocuteur, ou du moins ébranlé sa foi ?
C'est peut-être ce qu'il va maintenant chercher à savoir dans la deuxième partie de cette scène. Pour cela, il ne va pas hésiter à jouer le rôle de tentateur :
DOM JUAN : (...) Ah ! Ah ! je m'en vais te donner un louis d'or tout à l'heure, pourvu que tu veuilles jurer.
Dom Juan incite Le Pauvre à blasphémer.
Il se fait donc tentateur et la scène se joue maintenant entre deux principes : celui du Bien, celui du Mal ; le Diable et le Bon Dieu.
LE PAUVRE : Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?
Le Pauvre n'est pas docteur en théologie. Il n'est qu'un ermite qui met toute sa force en sa foi et qui, naïvement, s'étonne de la malignité des intentions de l'homme qu'il a tantôt renseigné.
Dom Juan n'a donc plus qu'à insister car, si Le Pauvre accepte de blasphémer, sa victoire sera totale puisqu'il aura prouvé par la simple logique d'abord, puis par l'expérience des faits que la piété n'est en fin de compte qu'une posture et que la foi qui semble la plus solide n'est qu'une vanité de plus.
Il est même aidé, le grand seigneur tentateur, par le pourtant croyant et très crédule Sganarelle qui, cependant, reste pragmatique et relativise le mal qu'il y aurait à blasphèmer pour éviter de crever de faim :
SGANARELLE : Va, va, jure un peu, il n'y a pas de mal.
Les philosophes y verront du mépris de la part de Sganarelle.
Ah bah ! j'y vois plutôt du bon sens, et une grande sympathie pour la faiblesse humaine.
D'ailleurs, si nous étions plus forts, le monde serait sans doute invivable.
Remarquez que pour la majeure partie des habitants de cette planète, il doit bien souvent sembler invivable, ce monde.
Le Pauvre, lui, n'hésite à aucun moment et finit par affirmer :
LE PAUVRE : Non, Monsieur, j'aime mieux mourir de faim.
Plutôt que de renier son Dieu, l'ermite préfère risquer la mort. Cela s'appelle l'abnégation.
Et tend à prouver que la foi est une forteresse imprenable.
C'est ce que comprend Dom Juan qui a alors cette formule restée célèbre :
DOM JUAN : Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité.
Trait de génie de la part de Molière que ce remplacement de l'expression usuelle "pour l'amour de Dieu" par cette formule : "pour l'amour de l'humanité".
C'est parce que les hommes sont capables de tels sacrifices, capables en fin de compte de mourir pour des idées, que Dom Juan accorde son aumône, et sans doute son estime, au Pauvre.
Dom Juan lui-même refusera de se rendre aux évidences du Ciel et restera donc juqu'au bout fidèle à ses convictions ; cf Acte V, scène 5 :
DOM JUAN : Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu'il arrive, que je sois capable de me repentir.
En cela, cette très belle "Scène du Pauvre" sonne comme un présage et fait de Dom Juan un personnage double : Un diable métaphysique en même temps qu'un homme d'honneur.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 30 avril 2006