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18 janvier 2010 1 18 /01 /janvier /2010 05:09

CAR SI JE REDOUTAIS L’HORREUR INCONNUE
Notes sur le recueil Je suis d’ailleurs de Howard Phillips Lovecraft, traduit par Yves Rivière, folio SF.

« …car si je redoutais l’horreur inconnue que je recherchais,… » (La maison maudite, Je suis d’ailleurs, p.125).
Projet existentiel : chercher en la redoutant cette « horreur inconnue » qui nous révélera ce que déjà nous savons, que la nature des choses, que l’être en-soi des choses, est horrible d’une horreur sans nom.

« De violentes rafales, semblables à d’étranges soupirs, surgissaient de la porte sombre, frôlaient le sable et se répandaient dans les ruines sinistres. » (La cité sans nom, Je suis d’ailleurs, p.189).
Il ne suffit pas que le vent fût violent ; il fallait aussi qu’il fût étrange, porteur de hantises, surgissant d’une porte sur l’ailleurs, frôlant comme la peau d’un être invisible, et se répandant comme un vapeur malsaine. Ainsi le vent de l’en-dehors contamine-t-il les paysages que vient hanter le narrateur des inquiétudes.

« Ces hommes n’étaient guère heureux et presque tous avaient l’air tourmentés par un rêve dont le souvenir leur échappait. » (La tourbière hantée, Je suis d’ailleurs, p.133).
Ainsi sommes-nous, hantés par ce rêve dont le souvenir nous échappe.
Nous en tirons cette prescience de l’étrange, ce pressentiment de l’en-dehors qui nous fait nous fasciner devant les signes et les symboles, les images surréalistes, les travaux des maîtres du bizarre, les films de Dario Argento, les nouvelles de Lovecraft, les musiques qui évoquent d’irrésistibles ailleurs.

« Ces récits m’intéressèrent vivement, étant donné ce que j’avais noté moi-même dans mon enfance… » (La maison maudite, Je suis d’ailleurs, p.101).
Ce que le texte dit : l’enfance influençant les intérêts du narrateur et ce plus-que-parfait (« j’avais noté »). Enfance du scribe, de l’observateur. L’enfance est un témoin muet auquel l’âge adulte donne la parole. D’autant plus que, dès lors, l’écriture est un « étant donné ».

« Cet être était tout en yeux, comme un loup moqueur,… » (La maison maudite, Je suis d’ailleurs, p.122).
Le loup est ce qui toujours échappe à notre approche. Loup levé est souvent loup fuyant. Il est d’abord regard qui suit notre progression dans le paysage. Nous ne le voyons pas ; il est pourtant là, yeux dans la forêt. Si nous y pensons, nous pensons aux yeux d’une conscience féroce et farouche. Qu’on tente de la définir, cette conscience, dans une phrase, et la voilà qui se dilue, bête du Gévaudan, animal des fables et des contes, des vieilles terreurs, ironique, cruelle, moqueuse.
Cf Lovecraft : « Cet être était tout en yeux, comme un loup moqueur, et sa tête rugueuse, semblable à celle d’un insecte, se diluait au sommet en fine vapeur brumeuse et putride qui se déroulait dans la pièce, avant de passer dans la cheminée. ».

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 18 janvier 2010

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22 octobre 2009 4 22 /10 /octobre /2009 09:41

UNE ESPECE DE MONSTRE(S)

« C’était une espèce de monstre, ou de symbole de monstre, que seule une imagination morbide avait pu concevoir. » (H.P. Lovecraft, L’appel de Cthulhu, Dans L’abîme du temps, denoël, traduit par Jacques Papy, p.113)

Dans le fantastique, les symboles eux-mêmes deviennent monstres et « espèces de monstres ». C’est que les symboles du fantastique, dès que l’humain prend conscience de leur présence, appellent leurs référents à se manifester. Du reste, il en est ainsi de la plupart des fictions : rien n’y est gratuit puisque tout finit, au bout du compte du commentaire, par faire signe, par signaler, consciemment ou pas, que la magie est de ce monde puisque des êtres qui n’existent pas ont une puissance de production de sens telle qu’ils en fascinent des millions de gens. En ce sens, ce grand effort de symbolisation que l'on appelle humanité, aboutit à un réel d’une complexité telle qu’il en devient consciemment imprévisible : les événements ne se contentent plus d’arriver, ils prennent sens dans le discours, ils rentrent dans le cercle des statistiques et des sociologies, ils enrichissent la vision de l’humaine condition en appelant commentaires et commentaires des commentaires. Ainsi, la politique, qui est l’art de faire croire à des lendemains meilleurs, l’art de gérer les horizons multiples des attentes d’un corps social de moins en moins réductible au champ de ses classes sociales, peut s’apparenter à une magie blanche ou à une magie noire, voire une magie grise, selon la sincérité et la bonne volonté de ses acteurs.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 22 octobre 2009

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19 septembre 2009 6 19 /09 /septembre /2009 08:26

CES CRIS ME GLACERENT

« Ces cris me glacèrent ; et je restai un moment comme paralysé dans la clarté éblouissante de cet endroit, seul, incrédule, gardant à l’oreille l’écho lointain de l’envol des convives terrifiés, et je tremblais à la pensée de ce qui devait rôder à côté de moi, invisible. » (H.P. Lovecraft traduit par Yves Rivière, Je suis d’ailleurs, folio SF, p.17)

cris
 : sons, le cri tend à l’événement ; il cherche à concentrer sur lui la densité du réel ; à attirer sur lui l’attention des consciences ; il rappelle que la nature du réel est essentiellement péril.

glacer
 : sensation totalitaire qui tend à supprimer toute autre sensation ; les cris glaçants manifestent l’épouvante, la panique de l’être devant l’en-soi du péril, devant le dévoilement de la figure périlleuse.

rester un moment comme paralysé
 : le corps n’est plus lui-même ; il ne s’appartient plus. Il est abandonné aux êtres étranges de la métaphore. La conscience n’est plus en mesure d’abord de rattraper ce corps qui tombe dans le puits aux images qui lui dérobent son être, qui l’agrippent à le faire chuter. La littérature est ce qui permet de dompter le tigre des métaphores ; elles ne sont plus toutes puissantes ; elles ne s’abattent plus en bande folle, en meute sur le sujet affolé ; elles sont ordonnées dans la logique des propositions ; elles se soumettent à l’ordre narratif. Ce sont elles maintenant qui sont comme « paralysées » dans des livres, précieuses et passionnantes comme des collections d’insectes ou de reptiles.

seul
 : combien de millions de fois cet adjectif a-t-il été utilisé cependant que le monde ne cesse de se peupler ? On dirait bien que l’être humain se multiplie pour en finir avec la solitude du vivant. Peine perdue : tout autant que le corps, c’est la conscience qui est « seule ». Seule et jalouse. Entendu hier à la télévision, un économiste affirmer qu’il fallait peut-être se méfier de la croyance en une « paix perpétuelle à la Kant » qui serait le résultat de la mondialisation des capitalismes. Il rappelait que la construction de l’Europe industrielle et marchande du XIXème siècle avait abouti à cette sorte de « suicide » des deux guerres mondiales du XXème siècle. Il est que je ne vois pas comment un état de guerre économique pourrait favoriser la paix. Peut-être que la construction d’un monde où les impôts serviraient aux Etats à développer le secteur non marchand du service public (gratuité totale ou quasi totale de l’éducation, de la formation continue, de la santé, de la culture humaniste, du recours au droit, etc…) cependant que la libre entreprise prospèrerait tant au service des entrepreneurs qui pourraient effectivement s’enrichir (capitaliser) tout en enrichissant l’Etat (contribuer) serait la seule garantie contre toutes les menaces de guerre induites par la férocité capitaliste. En ce sens, la dernière utopie réside peut-être dans ce Nord dont on nous dit tant de bien. Vu d’ici, la Suède est souvent présentée comme un exemple. Nous n’avons, je pense, guère le choix. Ou la paix des impôts, ou la guerre des grands capitaux. C’est la dernière alternative, et en toute conscience, je ne sais même pas si elle a un sens.

incrédule
 : Le réel soudain n’obéit plus à ce qu’on attendait de lui. Il n’est plus conforme aux attentes. De l’horizon des possibles surgit l’imprévu. La surprise peut être si grande que la conscience est alors frappée d'incrédulité.

« l’écho lointain de l’envol des convives terrifiés » : les compléments de nom s’enchaînent comme s’enchaînent les « échos ». Assez peu sonore lui-même, cet enchaînement, comme s’il était déjà passé fantôme, comme si la conscience le mettait à distance, dans cet autre monde de la communauté des « convives ».

trembler à la pensée
 : la pensée est prédictive. Dès lors que l’incrédulité s’est emparée de la conscience, la pensée ne peut plus guère qu’envisager le pire. C’est elle qui donne du sens au tremblement, à la panique de l’être ; c’est elle aussi qui peut la générer, cette peur de l’imminent.

rôder à côté de moi, invisible
 : Tout comme dans cette traduction d’un texte de Lovecraft, nous voilà seuls au milieu de l’invisible rôdant. Le sentiment d’insécurité est à la base de la plupart de nos actions. Nous cherchons sans cesse à fuir l’idée du danger, à nous protéger et à nous distraire de la mort. L’être humain progresse ainsi, dans l’invisible de toutes les morts possibles qu’il cherche à débusquer, à annihiler, à circonscrire, à empêcher de nuire. Il a donc inventé toutes les sciences contre la mort, tous les arts pour la démasquer, tous les plaisirs pour éviter d’y penser.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 19 septembre 2009

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30 août 2009 7 30 /08 /août /2009 07:46

FILET DES SIGNES

Le passé est ce qui gît et ce qui remue ; il est invisible et résurgent. C’est un « être-là » dans la mémoire, une créature maligne prise au filet des signes :

« Il était également question d’une ville de pierre imaginaire ensevelie sous la surface marécageuse et d’esprits planant au-dessus de l’eau. » (H.P. Lovecraft, La tourbière hantée in Je suis d’ailleurs, Folio SF, traduction de Yves Rivière, p.131).

« il était question » : la question, c’est ici le sujet des légendes, ces problématiques qui se résolvent elles-mêmes, de telle sorte que les fictions sont autant de mondes qui se referment non seulement sur le narrateur, mais aussi sur le lecteur fasciné, au contraire donc des textes spéculatifs qui constituent des ouvertures sur le monde. Enseigner la littérature sans enseigner la maîtrise spéculative revient donc à se contenter de fasciner les élèves, ce que d’ailleurs ont parfaitement compris l’industrie du cinéma, ainsi que celle de la mode, qui gavent les esprits d’images et d’informations futiles, de fictions, fascinant ainsi les consommateurs, les piégeant dans leurs filets de signes.

« ville de pierre imaginaire » : architecture, organisation sociale, civilisation, opposition entre pesanteur de la pierre et a-pesanteur de l’imaginaire. Pour Lovecraft, ce qui a du poids, ce n’est pas la matière, mais la hantise. Cf  La tourbière hantée (incipit) : « Et maintenant, je frémis de terreur en entendant coasser les grenouilles dans les marais ou en me trouvant au clair de lune dans un endroit isolé. »

« surface marécageuse » : malsain ; les éléments sont des pièges.

« esprits planant au-dessus de l’eau » : ce qui explique le piège, le danger des surfaces, ce sont les « esprits planant au-dessus » ; l’eau est un piège marécageux ; l’air est hanté.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 30 août 2009

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20 juillet 2009 1 20 /07 /juillet /2009 13:09

VERACITE DE L’AILLEURS

 

« De violentes rafales, semblables à d’étranges soupirs, surgissaient de la porte sombre, frôlaient le sable et se répandaient dans les ruines sinistres. » (H.P. Lovecraft, La cité sans nom in Je suis d’ailleurs, folio SF, traduction :  Yves Rivière, p.188)

 

Il n’est pas forcément nécessaire que les rafales soient violentes pour être comparées à d’étranges soupirs, lesquels manifestent la présence d’autres de la fiction. La fiction pose en effet l’autre en tant que réel tout autant qu’irréel. Ce n’est jamais que par convention, ou par habitude scolaire, que nous y croyons ou que nous n’y croyons pas. Ainsi, les amateurs de « récits de vie » croient à ce qu’ils lisent car ils ont appris que la littérature consistait à énoncer des vérités sur le monde. De même, nous ne croyons pas à la réalité des personnages de Lovecraft car ils relèvent d’un genre particulier, la nouvelle fantastique. Cependant, un « récit » peut être complètement bidonné, inventé, arrangé, cependant que les fictions de Lovecraft peuvent nous apprendre beaucoup sur des sentiments tels que la peur, l’angoisse, l’inquiétante étrangeté de l’être. Ce qui fait donc l’intérêt du texte n’est pas dans l’apparente véracité du conte mais dans la manière dont il rend compte de cet être au monde que l’on appelle humanité.
La question qui se pose alors est de savoir quelle est la part prise par la fiction dans les définitions que nous pouvons donner des différents modes d’être de l’humain.
Pour le coup, - la citation ici faite de Lovecraft -, il semble que l’humain contamine le réel en le dotant d’une inquiétante conscience. Ainsi, le vent est-il chargé d’étranges soupirs. Cette contamination revient hanter le narrateur, de telle sorte que le réel devient inquiétant en-soi. Le monde devient un ailleurs où l’humain ne peut que se sentir exclu, ou prisonnier :

 

« Le vent s’apaisa et je fus plongé dans les ténèbres monstrueuses de la terre ; lorsque la dernière de ces créatures fut passée, la lourde porte de cuivre se referma brusquement… » (H.P. Lovecraft, La cité sans nom, Je suis d’ailleurs, p.202).

 

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 20 juillet 2009

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16 juillet 2009 4 16 /07 /juillet /2009 10:14

IMPRESSION PRECISE

 

“My first vivid impression of my own presence in this terrible necropolis
concerns the act of pausing with Warren before a certain half-obliterated
sepulcher and of throwing down some burdens which we seemed to have
been carrying.” (H.P. Lovecraft, The Statement of Randolph Carter)

 

« La première impression précise de ma propre présence en cette horrible
nécropole fut de m’être arrêté avec Warren devant un certain sépulcre à
demi détruit, et d’avoir jeté au sol le fardeau qu’il me semble que nous
transportions. » (traduction : Jean-Marc Lofficier, Les grands maîtres de l’insolite, Presses Pocket, édition bilingue, 1987, p.164-165)

 

Il dit que la première impression précise de sa
Propre présence comme s’il était arrivé là sans
Trop savoir comment en rêvant peut-être ou sous
L’influence d’une hypnose de sa propre présence
En cette horrible nécropole que c’est une ville
Des morts une nécropole un lieu sombre et plein
D’ossements de tombes avec certaines d’ouvertes
Comme s’il y avait eu des cadavres dérobés même
Qui auraient faussé compagnie à la compagnie de
La mort nombreuse il fut donc soudain devant un
Sépulcre à demi détruit il eut cette impression
De s’être arrêté et d’avoir jeté au sol et nous
Avons l’impression nous que le sol c’est le sol
De la nuit le sol des rêves dans lequel soudain
Il semble que nous enfonçons dans le sable noir
Des cauchemars la nuit qui fait penser que nous
Sommes mortels et que cela pourrait se terminer
Ici cette nuit ne pas se réveiller alors ce qui
N’est qu’une probabilité assez lointaine encore
Soudain devient aigue comme une sensation cette
Impression précise de sa propre présence et que
Cette propre présence n’est pas si naturelle et
Pourrait aussi bien ne pas être ne plus être...

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 16 juillet 2009   

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30 janvier 2009 5 30 /01 /janvier /2009 23:45

SOUS-JACENCE
Notes sur H.P. Lovecraft

Marécage – Ville imaginaire – « fantômes humains » - Le goût de l’énigme.

Marécage.
Dans la maison maudite, le lieu tend au moisissement végétal :

“- for the house was repulsively damp even in dry weather, and in this storm positively swamp-like.”
(H.P. Lovecraft, The Shunned House)

« …, car cette demeure, humide, même par temps sec, devenait, sous la tempête, assez semblable à un marécage. » (H.P. Lovecraft, La maison maudite, in je suis d’ailleurs, traduction de Yves Rivière, folio SF, p.116)

Plutôt stagnant comme étant, le marécage. C’est aussi une fermentation. Ici, la « tempête » révèle la nature marécageuse des choses, cette sous-jacence de l’être.

Ville imaginaire.
Les marécages ont des profondeurs occultées :

“There were tales of dancing lights in the dark of the moon, and of chill winds when the night was warm; of wraiths in white hovering over the waters, and of an imagined city of stone deep down below the swampy surface.”
(H.P. Lovecraft, The Moon-Bog)

«On racontait que des lumières y dansaient par les nuits sans lune et qu’un vent froid y soufflait alors que la nuit était chaude. Il était également question d’une ville de pierre imaginaire ensevelie sous la surface marécageuse et d’esprits planant au-dessus de l’eau. » (H.P. Lovecraft, La tourbière hantée, ibid., p.131).

« Il était également question », ce dont il est question, c’est-à-dire le sujet de la conversation qu’induit le texte. La langue dit bien ainsi que le réel est en question dès que les choses sont nommées.
Dans la profondeur cachée des marécages, une « ville de pierre imaginaire ».
La langue estompe aussi ce qu’elle invente. L’adjectif « imaginaire » se rapporte à la ville cependant que sa position dans la phrase en fait l’épithète de « pierre » (1) . La secrète cité s’efface donc à peine est-elle nommée. La légende n’évoque le diable que pour mieux le révoquer. Certes, convoqué, il vient avec sa légion de plaies. Mais la légende puisqu’elle est basée sur la raison du conteur et l’entendement du lecteur, le défait, le diable, aussitôt qu’il apparaît. Le Diable n’a pas raison. D’ailleurs, il fait n’importe quoi : il crache du sang, des grenouilles, il dit des recettes de cuisine en langue étrangère, récite ses préfectures en latin et en grec, il chante des chansons à l’envers, fait tourner les crucifix dans l’air, agite des diablotins dans les chambres des jeunes filles, bref, il se fiche de nous. Le Diable, c’est rien qu’un grotesque.

« fantômes humains ».
La littérature fantastique consiste à faire rentrer dans le cadre de la raison du conte l’indicible angoisse induite par cette sous-jacence de l’être qui nous hante fatalement l’esprit, vu que nous sommes mortellement fragiles. Nous sommes traversés par un fil et reliés entre nous par ce fil invisible qui rompt avec le trépassé et se renoue avec le nouveau-né.
Pour le commun de la littérature, ce lien s’appelle solidarité, communauté des vivants, humanisme. La littérature de l’énigme, semble-t-il, a du mal à y adhérer, à cette bonne conscience du bon côté, à ce plancher des vaches bien gardées. Elle prend en compte que certains vivants sont monstrueux et que le visage de l’autre ne reflète pas une pure bienveillance, mais une énigme aux multiples paramètres. En ce sens, l’énigme apparaît comme une équation de l’être. Aussi pouvons-nous partager l’enthousiasme du narrateur de la nouvelle Le modèle de Pickman pour le discours tenu par le peintre de l’inconcevable :

“If there are any ghosts here, they're the tame ghosts of a salt marsh and a shallow cove; and I want human ghosts- the ghosts of beings highly organized enough to have looked on hell and known the meaning of what they saw.”
(H.P. Lovecraft, Pickman's Model)

« Si jamais il y a des fantômes ici, ce sont les fantômes domestiqués d’un marécage salé et d’une petite baie : mais moi, ce que je veux, ce sont des fantômes humains, des fantômes d’êtres suffisamment organisés pour s’être penchés sur l’enfer et avoir compris le sens de ce qu’ils ont vu. » (H.P. Lovecraft, Le modèle de Pickman, ibid., p.165).

La littérature fantastique, celle de Lovecraft, celle d’Edgar Allan Poe, de Jean Ray , est donc éminemment raisonnable.

Le goût de l’énigme.
Retournons à la maison maudite. Le narrateur y veille son oncle. Il pleut :

“My uncle breathed heavily, his deep inhalations and exhalations accompanied by the rain outside, and punctuated by another nerve-racking sound of distant dripping water within…” (H.P. Lovecraft, The Shunned House).

« Mon oncle respirait lourdement ; sa respiration était scandée par la pluie à l’extérieur et soulignée par un autre bruit énervant de gouttes qui tombaient quelque part dans la maison,… » (H.P. Lovecraft, La maison maudite, ibid., p.116)

C’est ce « quelque part dans la maison » qui hante, et la pluie, comme le dit le texte, l’exprime, le « souligne », cet arrière-monde du lieu d’être, cet illocalisable.
La pluie donne un goût de temps liquéfié à l’énigme. Elle nous rappelle à notre nature humide. Ne sommes-nous pas les descendants d’êtres amphibies ?. D’ailleurs, en français, si le traître est appelé serpent, le sournois est nommé crapaud.
La pluie donc donne à l’énigme une tonalité particulière de la même manière que les rythmes et les lancinances et les stridences de la pop et du rock semblent définir un quelque part inaccessible et, de ce fait, particulièrement énigmatique pour des amateurs de mystères de mon acabit. Ecrivant ces lignes, j’ai dans les oreilles Secret Treaties du Blue Öyster Cult (une merveille de 1974, rééditée en 2001), puis Dummy de Portishead (1994). Etant un parfait ignorant de la langue anglaise, le rock anglo-saxon m’apparaît très énigmatique. Ce que j’apprécie, comme on peut s’en douter.
-
(1) Il n'y a pas, bien sûr, la même ambiguité dans le texte original :"an imagined city of stone".

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 3 mai 2008

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30 janvier 2009 5 30 /01 /janvier /2009 23:32

OBSCUR ET FANTASQUE

«The Rue d'Auseil lay across a dark river bordered by precipitous brick blear-windowed warehouses and spanned by a ponderous bridge of dark stone. » (H.P. Lovecraft, The Music of Erich Zann)

« La Rue d'Auseil se trouvait de l'autre côté d'un fleuve sombre, bordé  d'immenses entrepôts de briques aux fenêtres opaques, et franchi par un lourd pont de pierre noirâtre. » H.P. Lovecraft, La musique d'Erich Zann in Je suis d'ailleurs, traduction : Yves Rivière, Denoël, coll. Présence du futur, p.20)

Le champ lexical de l'obscur investit la phrase d'une présence quasi minérale, lourde, prégnante, réifiée, figée dans le temps et dans l'espace : « fleuve sombre, fenêtres opaques, pierre noirâtre ».
Le lieu étrange, « la Rue d'Auseil », est ici doté d'une géographie : une zone industrielle avec son « fleuve sombre » à «odeur chargée de relents douteux », ses « immenses entrepôts de briques aux fenêtres opaques », « la fumée des usines proches ».
Le lieu étrange est ainsi situé « de l'autre côté d'un fleuve sombre », c'est-à-dire au-delà de la zone industrielle (ce qui nous change des fatales maisons paumées dans des cambrousses improbables), au-delà de l'activité industrieuse des hommes, dans l'hallucination :

«The houses were tall, peaked-roofed, incredibly old, and crazily leaning backward, forward, and sidewise. » (H.P. Lovecraft, The Music of Erich Zann)

«Les maisons qui bordaient la rue étaient hautes, avec des toits pointus, incroyablement vieilles, et toutes penchaient de la façon la plus fantasque qui fût, en avant, en arrière ou de côté. » H.P. Lovecraft, La musique d'Erich Zann in Je suis d'ailleurs, traduction : Yves Rivière, Denoël, coll. Présence du futur, p.20)

Les maisons sont « fantasques », elles semblent ivres à se pencher de tous côtés. Maisons de dessin animé que ces maisons-là ; maisons de fantaisie, suggestions d'improbables :

« Occasionally an opposite pair, both leaning forward, almost met across the street like an arch; and certainly they kept most of the light from the ground below. » (H.P. Lovecraft, The Music of Erich Zann)

« Par endroits, deux maisons se faisant face s'inclinaient l'une vers l'autre formant une sorte de pont au-dessus de la rue, ce qui l'empêchait naturellement d'être bien claire. » (H.P. Lovecraft, ibid.)

Elles représentent ainsi, ces humoristiques maisons, un écart par rapport à la norme des architectures rectilignes. Elles relèvent d'un être autre de la même manière que la « musique de Erich Zann » s'écarte de la beauté d'une « sorte de fugue avec des reprises véritablement merveilleuses » pour les « accords bizarres » d'une musique toute autre, aux « notes ensorcelantes », une musique propre à hanter le narrateur.

Patrice Houzeau
le 29 avril 2008

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30 janvier 2009 5 30 /01 /janvier /2009 23:28

EXCLUSIVITE DE L'OMBRE

«... and I recall that I took none of my few acquaintances there. » (H.P. Lovecraft, The Music of Erich Zann)

«... et je sais fort bien que je n'ai fait venir en cet endroit aucune des rares personnes que je connais. » (H.P. Lovecraft, La musique d'Erich Zann in Je suis d'ailleurs, traduction : Yves Rivière, Denoël, coll. Présence du futur, p.19)

Les lieux étranges sont sans partage. Exclusifs, ils ne tolèrent que le regard fasciné, la proie, la victime des mécaniques de l'ombre. Ils nient les liens sociaux, leur substitue la lutte des vivants et des morts, l'emprise de l'absurde sur le raisonnable. La plupart des récits fantastiques ne sont pas téléologiques : on ignore quels sont les buts ultimes des créatures mystérieuses qui tendent leurs filets dans les eaux des ténèbres (j'adore ce genre d'expression, « les eaux des ténèbres », c'est idiot mais ça me fait marrer). Mis à part la conquête du monde par des bizarres ultra-spatiaux, ou la colonisation de la planète par l'armée de vampires du Comte Dracula, on ne voit pas trop ce qu'ils veulent, les êtres étranges des récits fantastiques. Ce sont de pures puissances agissantes, des animaux en fin de compte, même s'ils sont doués de langage et d'une apparence de raison. Aussi se font-ils oublier. Maniant le paradoxe, je suis tenté de les prouver par leur inexistence même. Certes, ils n'existent pas (qui a jamais vu autrement qu'en rêve les glauques divinités des nouvelles de Lovecraft ?), mais leur être est cependant redoutable. Dieu est d'autant plus évident et présent qu'il n'existe pas. Et, depuis que l'on a annoncé sa mort, il semble qu'il n'en est que plus évident et présent. Lorsque Dieu était encore vivant, on s'arrangeait avec lui. On troquait les Saints, truquait les comptes ; « Dieu reconnaîtra les siens » disait-on ; on le laissait décider tout seul puisqu'après tout, il était là pour ça. Mais depuis qu'il est mort, c'est une autre affaire : on doit se débrouiller par nous-mêmes et se demander : « qu'est-ce qu'il ferait, le Vieux, à ma place ? », et puis surtout, on lui doit le respect, à Dieu, maintenant qu'il est devenu un personnage historique.


Patrice Houzeau
le 28 avril 2008

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30 janvier 2009 5 30 /01 /janvier /2009 23:24

PIEGE ONTOLOGIQUE

« But despite all I have done, it remains an humiliating fact that I cannot find the house, the street, or even the locality, where, during the last months of my impoverished life as a student of metaphysics at the university, I heard the music of Erich Zann. » (H.P. Lovecraft,
The Music of Erich Zann)

« Mais malgré tous mes efforts, il me faut humblement avouer que je n'ai pu, que je ne peux retrouver ni la maison, ni la rue, ni le quartier de cette ville, où, pendant les derniers mois de ma précaire existence d'étudiant en métaphysique à l'Université, j'entendis la musique d'Erich Zann. » (H.P. Lovecraft, La musique d'Erich Zann in Je suis d'ailleurs, traduction : Yves Rivière, Denoël, coll. Présence du futur, p.19)

Certaines voies, certaines rues échappent au réel. Elles demeurent pourtant à la mémoire de certains narrateurs. Les noms changent ; les apparences des villes changent aussi. L'inconnu ne change pas. Ce qui manifeste le non-existant échappe au temps des hommes. On a beau tuer le monstre, il finit toujours par revenir, sous une forme ou une autre. Le Vampire a des disciples. Cela vaut pour Dieu comme pour les diables. Le narrateur persuadé, c'est la métaphysique qu'il étudiait, c'est-à-dire la perception humaine de l'être dans l'étant. De quoi, s'il quitte le bon bout de sa raison, affoler l'étudiant à la « précaire existence ». Quant à la musique, en voilà un étant singulier, obéissant aux contingences physiques (un instrument de musique ne peut pas tout faire) comme à des règles aussi abstraites que les règles des mathématiques ; en voilà un étant singulier qui tend à se donner l'air de transcender les lois de la physique, de faire oublier l'orchestre, de devenir son seul référent. La musique, ça serait un piège ontologique que j'en serais pas étonné.

Patrice Houzeau
le 28 avril 2008

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