« DUR THALER »
NOTES SUR LE POEME MARIANNE DE PAUL CELAN
Fliederlos ist dein Haar, dein Antlitz aus Spiegelglas.
(Paul Celan, Marianne, in Choix de poèmes réunis par l’auteur, Poésie/Gallimard, p.27, édition bilingue établie par Jean-Pierre Lefebvre)
« Ta chevelure est sans lilas, ton beau visage : de miroir. ».
(Traduction : Jean-Pierre Lefebvre)
Il s’agit donc d’une chevelure sans apprêt particulier. La beauté désignée par ce qui semble le plus naturel, fait du visage un miroir. Une nudité explicite. Un piège à référents.
Ainsi, qu’y voit-on ?
Von Auge zu Aug zieht die Wolke, wie Sodom nach Babel :
« D’un oeil à l’autre oeil le nuage passe, comme Sodome vers Babel : »
Rien d’autre qu’une impression, celle des nuages passant entre deux cités, entre deux états, l’état de péché (Sodome) et l’état de connaissance (Babel). « Piège à référents » disions-nous. Effectivement, le texte poétique, ici, ne peut faire l’économie de la référence, de l’intertextualité, des racines religieuses, du cosmopolitisme d’avant la Seconde Guerre Mondiale (Paul Celan est né en 1920 : entre 1926 et 1938, il a été successivement élève dans une école allemande (1926-1927), une école hébraïque (1927-1930) puis un lycée roumain).
Plus tard, dans le présent absolu du poème, le corps de la jeune femme est comparé à un roseau :
Geliebte, auch du bist das Schilf und wir alle der Regen ;
« Toi aussi, aimée, tu es le roseau et nous sommes la pluie; »
Le poème tend ainsi au cantique, au blason :
ein Wein ohnegleichen dein Leib, …
ein Kahn im Getreide dein Herz, …
„ton corps est un vin sans pareil,…“
»ton cœur est une barque dans le blé,… »
Autant de comparaisons qui rappellent l’Ancien Testament, les temps antéchristiques.
Cependant, l’ironie dénonce le faux naturel du cantique :
ein Wein ohnegleichen dein Leib, und wir bechern zu zehnt ;
ein Kahn im Getreide dein Herz, wir rudern ihn nachtwärts;
« ton corps est un vin sans pareil, et nous pintons à dix;
ton cœur est une barque dans le blé, nous, rameurs, la poussons vers la nuit ; »
Dans ses notes, Jean-Pierre Lefebvre remarque que le terme « bechern » est « familier et fortement ironique (Der Becher désigne le godet). »
L’ironie va même ici jusqu’à la parodie, la farce :
ein Krügeln Bläue, so hüpfest du leicht über uns, und wir schlafen…
„cruchette de bleu, tu sautilles légère au-dessus de nous, et nous, nous dormons…
Dès lors, la beauté est mise à mal, L’Ancien Testament moqué, parodié, déprécié, et c’est une morte que le narrateur, accompagné des témoins de l’approche de « la centurie » (légionnaires romains ou soldats du Reich) « porte à la tombe sans cesser de trinquer » :
Vorm Zelt zieht die Hundertschaft auf, und wir tragen dich zechend zu Grabe.
« Devant la tente s’approche la centurie, et nous te portons à la tombe sans cesser de trinquer. »
Enterré donc, le miroir du monde ; ne reste que « le dur thaler des rêves » (« der harte Taler der Traüme») avec lequel les survivants s’apprêtent à payer chacun de leurs jours.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 6 janvier 2007
Commentaires
c'est une belle langue que l'allemand, mais qui va disparaître des écoles françaises si l'on n'y prend pas garde. un seul collège sur cinq le propose encore en première langue. à la rentrée de septembre, sur annecy, le seul collège public où l'on pouvait choisir cette langue a fermé sa section, parce que deux mômes seulement étaient inscrits en sixième. la seule solution était d'intégrer la classe trilingue, avec allemand et anglais.
à noter aussi, que le choix de l'allemand en première langue interdit toute autre alternative que l'anglais comme seconde langue. au cas où un gamin aurait envie d'apprendre l'allemand et le russe, qu'il renonce dès à présent. c'est comme ça.
(et merci...)
ANGOISSE
Christine Lavant a écrit dans Le Cri du Paon (Der Pfauenschrei, 1962) :
Die Krebsfurcht hockt im Kindelbaum
und isst von Früh und Spät zugleich. (1)
"Une angoisse cancéreuse perche dans l'arbre
et se nourrit de Tôt et de Tard en même temps."
(traduction : Christine et Nils Gascuel)
L'angoisse est un phénomène spatio-temporel où le passé et le futur, le lieu quitté et le lieu à venir, se font soudain présents, si présents et si aigus que la conscience tente de les repousser.
Lorsque cette présence des fantômes du temps et de l'espace est trop forte, alors la conscience tente d'échapper à elle-même par la syncope, la folie ou le suicide.
Une autre tentative de la conscience pour fuir ce "cancer" de l'angoisse qui "perche dans l'arbre", comme un oiseau de malheur ou un enfant fautif, réside sans doute dans l'art et certainement dans l'exercice de la pensée.
La pensée occidentale est une volonté de maîtriser le masque tragique de l'angoisse en l'analysant, en s'en moquant, en l'affrontant ou même en le portant au besoin comme le firent les tragédiens grecs (2) :
Jetzt ist es spät und früh zugleich
man müsste sich auf das besinnen,
was früher war une später kommt
und ständig brennt im Brunnenherd. (1)
"A présent il est tard et tôt en même temps
on ferait bien de réfléchir
à ce qui fut et ce qui va venir
et brûle constamment au puits de feu."(1)
On ne saurait pas mieux décrire l'actuelle situation internationale.
Notes : (1) Christine Lavant, Les étoiles de la faim, anthologie présentée et traduite par Christine et Nils Gascuel, collection Orphée, éditions de La Différence, 1993, p.66-67).
(2) Le mot "tragédie", étymologiquement, signifie "le chant du bouc" (du grec tragos, bouc, et ôidê, chant).
Patrice Houzeau
Coudekerque-Branche, le 16 septembre 2005