LES LARMES D'AGAMEMNON
Notes sur Iphigénie de Racine (1674)
Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.
(Acte I, scène 1, vers 40)
L'assonance "i" semble exprimer la plainte, la rage peut-être.
Ce vers est le sixième prononcé par Agamemnon depuis le lever de rideau. Le roi est donc quasi muet. Plongé dans ses pensées. En plein désarroi. Il a d'abord réveillé son conseiller Arcas, comme si, souffrant d'insomnie, il avait éprouvé le besoin de parler, de se confier à quelqu'un :
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille.
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
(vers 1-2)
Puis, en réponse aux interrogations d'Arcas, Agamemnon a reproché aux dieux de l'avoir aliéné, "attaché" au "joug superbe" de "roi des rois" :
Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché !
(vers 10-12)
Ce dépit affiché provoque chez Arcas le besoin d'une tirade de 27 vers (du vers 13 au vers 39) qui rappelle au spectateur à quel point Agamemnon est un homme puissant :
Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage ?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents ?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
Vous possédez des Grecs la plus riche contrée.
Du sang de Jupiter issu de tous côtés,
L'hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez.
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille à qui le ciel promet tant de miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt rois,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois ?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes ;
Ces vent depuis trois mois enchaînés sur nos têtes,
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.
(Vers 13-31)
"Roi des rois", oui, vraiment, il l'est, Agamemnon.
Mais le plus puissant des rois n'est jamais qu'un homme tributaire, comme tous les hommes, des coups du sort.
C'est ce que Arcas rappelle au grand Seigneur.
C'est ce que le dramaturge rappelle au Prince :
Mais, parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin :
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
Bientôt...
(Vers 32-35)
L'adverbe est plein de promesses que la réalité dément : Agamemnon pleure.
Mais quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez ?
(vers 35-37)
Arcas, à cette vue, est aussitôt alarmé. En effet, l'absence de vent, l'immobilité forcée de la flotte grecque, ne sont jamais que contretemps et ne sauraient peiner à ce point le chef de guerre qu'est Agamemnon.
On remarquera que, des vers 25 à 35, qui sont consacrés à la puissance de la flotte grecque, au pouvoir sans partage du "roi des rois", à l'absence momentanée de tout vent favorable et à la nécessaire patience devant l'adversité que l'on se doit de montrer, - un roi se doit d'être stoïque, de garder son sang-froid -, les dieux sont étrangement absents comme si le dramaturge Racine voulait rappeler au Prince, à son Roi (Louis XIV, celui fut nommé le "Roi-Soleil", périphrase, somme toute, aussi laudative que celle de "Roi des rois") que le temps jouait en sa faveur.
Considérations politiques donc, ces vers 25 à 35, interrompues par les larmes d'Agamemnon qui, visiblement, est en plein désarroi :
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ?
Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ?
Qu'est-ce qu'on vous écrit ? Daignez m'en avertir.
(vers 37-39)
A la rapide succession de ces interrogations, Agamemnon répond par un seul vers qui résume la gravité de ses pensées :
Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.
(vers 40)
Agamemnon, visiblement, n'a guère écouté le discours d'Arcas.
Il est vrai qu'il ne s'agit plus de tactique militaire, mais de la mort annoncée d'un proche, comme le soulignent l'emploi du pronom "tu" et l'affirmation du caractère inenvisageable de cette mort.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 7 janvier 2007