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23 janvier 2009 5 23 /01 /janvier /2009 14:54

PEUT-ON RAFRAÎCHIR UNE ÂME ?
Notes sur un poème de Jean Le Boël

« Tête nue
   sur les chemins ouverts
   dans la bruine
   sous la caresse de l’eau
   qui frise les joues
   et rafraîchit les âmes »
   (Jean Le Boël, Enfants de mon âge un jour de pluie… in Sur les Chemins ouverts, Panorama poétique Nord/Pas-de-Calais, Maison de la Poésie Nord/Pas-de-Calais, 2000, p.68)

1)
    
L’âme, c’est quoi ça ? Une petite flamme qui vacille et ne s’éteint pas, quittant la dépouille pour aller clignoter aux étoiles ? Un étant, l’âme, qui n’a de temporalité que le temps du corps qui la loge, qui n’a de qualités qu’à la mesure des actes qui constituent l’être humain ?

-
2)     Je note que l’épithète « humain » semble donner à l’être une spécificité qui tendrait à prouver que quelque chose « est » en-dehors de l’humain. Ainsi, le carré de 2 garantit l’être de 2. Et 4, garantissant ainsi 2, garantit aussi les autres nombres. C’est ainsi que se constitue sans doute la communauté des étants chiffrés. C’est ce que, je crois, l’on appelle la cohérence.

3)
    
Mais qui, de l’âme ou de l’homme, garantit l’être de l’autre ? C’est un débat continu entre deux métonymies qui s’éprouvent et se prouvent mutuellement. Les « bonnes âmes » justement, ne cessent de mettre en évidence la nécessité de l’âme, cette généricité des absolus (le Bien, le Beau, le Vrai) qu’elles posent comme l’impératif de l’être social. Les « humanistes », eux aussi, en appellent au Bien, au Beau, au Vrai dans le gouvernement des hommes, mais, plus soucieux de la liberté individuelle et plus conscients de la relativité des jugements, ils tendent souvent à s’arranger avec « l’âme », avec le Bon Dieu et tous ses Saints, - qu’ils nient même parfois -, et pensent habituellement qu’après tout « Paris vaut bien une messe ».

4)
    
« Rafraîchir les âmes », c’est suggérer qu’il est des êtres qui, n’étant pas encore des hommes et des femmes, sont donc des êtres en devenir, c’est mettre l’accent sur ce devenir de l’être, sur ce chemin à parcourir (cf « Tête nue / sur les chemins ouverts »). Je note que le mot « chemin » est ici au pluriel, indiquant peut-être qu’il est autant de chemins qu’il est d’êtres, autant de possibles pour chaque être.

5)
    
Nous sommes voués aux conjugaisons. L’être humain se conjugue : il fut, il est, il sera. Et les tableaux de conjugaison constituent la liste des modes d’être humain. Ainsi, presque tout le poème de Jean Le Boël est au présent, à l’exception du passé simple de l’avant-dernier vers (« nous allions / si chauds dedans »). Le texte actualise ainsi ce paysage « d’enfants de mon âge un jour de pluie… », cette réminiscence qui suscite le poème, convoque même sans doute l’acte poétique, rappelle au présent l’étrange puissance du passé.

6)
    
Alors oui, on peut « rafraîchir les âmes » puisqu’on peut rafraîchir un visage, puisque « la caresse de l’eau frise les joues ». Et l’on sera gré au poète de ce mot-carrefour placé là sur la page aux mille lignes invisibles, aussi déterminée et infinie qu’un plateau de jeu de go.

7)
    
Ecrivant tout en écoutant la trompette de Wynton Marsalis et le piano de Judith Lynn Stillman (On the Twentieth Century…, Sony Classical, 1993), je ne puis m’empêcher de penser que, souvent, on lie la musique au plaisir de l’actuel, à l’actualisation de cette part de l’être que nous nommons « âme ». Nous nous gargarisons ainsi d’une « âme slave » que le violon révélerait, - à moins qu’il ne s’agisse d’une « âme tzigane »- ; nous nous persuadons qu’il y a quelque chose de « l’âme de l’Espagne » dans le flamenco et de « l’âme des esclaves noirs » dans le blues. Ce qui fait rire évidemment les violonistes de toute l’Europe centrale, les rois du blues et ceux de la guitare espagnole. En fait, il est que la musique est si physiquement savante que l’on ne peut la concevoir sans la présence d’une âme si forte et si humaine qu’elle donne du sens à cette pure mécanique. Cette « âme forte », assez forte pour, elle aussi, rappeler l’étrange puissance du passé, relève, me semble-t-il, du savoir-faire magistral. Il n’est donc d’âme sans maître.

8)
   
Le Maître est ainsi celui qui a ce pouvoir de régénérer cette généalogie de l’être, cette nostalgie de l’ailleurs, des « chemins ouverts », que les arts ont le pouvoir d’expliciter. C’est ainsi que l’on peut « rafraîchir les âmes », comme on « rafraîchit » l’interprétation de pièces anciennes, de sorte que, soudainement, la musique que joue Wynton Marsalis et Judith Lynn Stillman, cette Légende de Georges Enesco, cette Pièce en forme de Habanera de Ravel, ces Rustiques d’Eugène Bozza, cette Eiffel Tower Polka, fantaisie dégingandée berzingue de Poulenc, nous paraissent infiniment plus précieuses que les discours opportunistes de nos distingués économistes des Universités et des Entreprises qui, à la faveur d’une crise boursière de plus, retournent très doctement leur veste, affirmant maintenant que le « capitalisme financier » (pléonasme !), c’est pas beau très vilain ! Ah les gueux ! Et l’on voudrait que je respecte cette racaille des Grandes Ecoles.

9)
    
Jean Le Boël ne m’en voudra pas, j’espère, de citer ici in extenso le texte qui servit de base à mes notes de ce jour. C’est un des rares poèmes contemporains qui a pour moi un tel pouvoir d’évocation qu’il me reste en mémoire à la façon d’une silhouette, au bout du chemin, qui s’éloigne, et que l’on ne peut rejoindre :

« Enfants de mon âge un jour de pluie…

 

 

 

   Tête nue
   sur les chemins ouverts
   dans la bruine

   sous la caresse de l’eau
   
qui frise les joues
   
et rafraîchit les âmes
   
front baissé
   
vers l’herbe épanchée
   
contre nos genoux rosis
   dans nos manteaux
   bousculés par le vent
   les mains froidies
   les oreilles brûlées
   et la salive coupant
   les mentons
   nous allions
   si chauds dedans »

 

 

 

               (Jean Le Boël, extrait de Tessons…, Editions Ecrit(s) du Nord)

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 9 octobre 2008

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23 janvier 2009 5 23 /01 /janvier /2009 14:43

SPATIALISATION DE L’ABSENCE
Notes sur « elle lui parle parce qu’il est mort » de Jean Le Boël (Le paysage immobile, Les Ecrits du Nord, Editions Henry, janvier 2009, p.41)

Le poète Jean Le Boël publie, en ce mois de janvier 2009, aux éditions Henry, un nouveau recueil, Le paysage immobile. Le texte de la page 41 a retenu notre attention :


« parce que »
(cf vers 1 : « elle lui parle parce qu’il est mort ») : La mort est cause du discours. Ici, c’est un pronom sans précision de référent, un « elle » bien humble, sans même sa majuscule de début de vers, qui « parle » à un mort, « parce qu’il est mort ». C’est donc que l’être entretient des relations étroites avec le n’être plus, cet euphémisme du néant.


Chanson
: Les deux premiers vers commencent par le pronom « elle » ; les deux suivants par la préposition « avec » de telle sorte que ces quatre premiers vers distillent un rythme qui, me semble-t-il, n’est pas sans rappeler le rythme des ballades, des chansons lentes :


« elle lui parle parce qu’il est mort.
   elle lui parle très doucement
   avec d’infinies précautions
   avec tremblements dans la voix »

« un être très faible »
(cf vers 5 : « elle lui parle comme à un être très faible ») : L’être, c’est aussi de la très grande faiblesse, de la flamme qui s’éteint, de l’énergie vitale qui s’épuise. De fait, nous passons une partie de notre temps à nous épuiser et à épuiser les autres. L’humanité est une manière d’épuisement de l’être, cependant qu’il est impossible de concevoir l’être sans conscience de l’être. La conscience est ainsi la cause de l’être : « elle lui parle parce qu’il est mort ».


«elle lui pardonne le silence où il s’obstine »
(vers 9) : Le n’être plus perdure dans son absence d’être. Le silence est ce qui souligne cet indice de l’être qu’est l’absence. Le silence est dans le poème ce qui se « pardonne » puisque l’on peut pardonner à l’être cette conscience douloureuse que nous en avons cependant que le non-être est ce qui échappe à tout, et donc au pardon.


«pour apprivoiser l’horreur
» (vers 11) : C’est ce que nous tentons sans cesse. La lecture des journaux et le spectacle des actualités nous prouvent chaque jour que l’humanité est autant capable d’horreurs que de merveilles. Il est toujours assez étonnant que, malgré les massacres, les charniers, les bombardements d’écoles et d’hôpitaux, les gens continuent à faire confiance à l’hypocrisie politique qui n’est jamais que l’habit d’arlequin de « l’horreur économique ».


« ignorance de cette chose »
(cf vers 11-12 : « pour apprendre si peu / dans l’ignorance de cette chose ») : Le mot « chose » semble ici mis pour le mot « être ». Elle parle à ce qui est devenu ce qui est : une « chose / étrange / terrible / violente ». Ce devant quoi toute notre science, toute notre philosophie, toutes nos illusions humanistes restent impuissantes : la violence du n’être plus.


« dans le vide »
(cf vers 18 : « elle lui parle dans le vide qui envahit la vie ») : Parler dans le vide, c’est parler sans être écouté. Ainsi, le dernier vers du poème place le « lui » de l’être « mort » dans le « vide » auquel est attribué le potentiel de la relative « qui envahit la vie ». Des trois pronoms du vers 1 n’en restent que deux ; le pronom « il » a disparu :


« elle lui parle parce qu’il est mort » (vers 1)
« elle lui parle dans le vide qui envahit la vie » (vers 18)

C’est donc cette annexion de la vie par le vide, cette spatialisation de l’absence, qui met en œuvre le discours. Le poème aussi. Comme une manière de combattre le vide puisque le texte seul persiste ; « elle » seule reste à « lui parler » alors qu’à la cause (« parce qu’il est mort ») s’est substitué le vide.


Ontologie du coma
: La lecture de ce beau texte de Jean Le Boël (dédié à Philippe Jaccottet) peut nous rappeler ces personnes qui parlent à leur proche plongé dans le coma, être entre deux êtres, dans la boîte opaque dont on sait si peu.


Patrice Houzeau
Hondeghem, le 18 janvier 2009

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