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31 janvier 2009 6 31 /01 /janvier /2009 11:07

NOTES SUR TRISTESSE ET BEAUTE DE YASUNARI KAWABATA

1. Rituel.

-
         
« Est-ce plus beau de voir l’image de la lune dans une coupe de saké plutôt que dans un grand lac ? reprit Keiko en s’asseyant au pied d’Otoko. » (Kawabata, Tristesse et Beauté, Le livre de Poche biblio, p.49, traduction de Amina Okada)

De l’esthétique de la représentation. Ici, « l’image de la lune » peut être belle en elle-même, bien sûr, mais la question est celle du lieu d’être de cette image. Le texte précise : « durant la fête [de la pleine lune], les pèlerins devaient boire une coupe de saké dans laquelle se réfléchissait la pleine lune et il eût été fâcheux que le ciel fût couvert et la lune absente. » C’est donc le rituel qui donne de la beauté à cette « image de la lune » cependant que n’aurait « rien d’extraordinaire le spectacle de la lune dans le lac Biwa. Ce qui donne de la valeur à ce reflet du ciel dans le monde des hommes, c’est la diffusion de l’image dans le cadre du spectacle ritualisé. Ainsi mise en valeur, l’image est sublimée et sa banalité, le temps de la fête, disparaît. Le rituel est ce qui donne du sens à la beauté des ordinaires. Il souligne cette beauté tout en lui donnant l’apparence de l’étrangeté puisque, pour le spectateur, - ici, le lecteur -, le rituel paraît d’abord énigmatique. C’est l’initiation qui permettra au spectateur, en le familiarisant avec le code spécifique du rituel, d’apprécier toute la valeur du spectacle qui lui est donné de contempler.

2. Contemplation. 

   « Otoko. » Keiko l’appela et lui tapa sur l’épaule. « Est-ce que ces pierres vous ont fait perdre la tête ?
-         « Non, mais j’aimerais, sans carnet de croquis ni pinceaux, rester des jours entiers à les contempler. »
   
Comme à l’ordinaire, le visage de Keiko était éclatant de jeunesse : »Pourtant, ce ne sont que des pierres ? Peut-être y voyez-vous de la puissance, ainsi qu’une certaine beauté dans cette mousse qui les recouvre, mais les pierres sont des pierres… » (Tristesse et Beauté, p.84)

« des jours entiers à les contempler » : c’est rêver d’un usage absolu du temps, contempler les pierres jusqu’à ce que la nuit ne permette plus de les distinguer de la nuit. Rêver de cette maîtrise absolue du temps, c’est en finir avec cette foule de contretemps qui tissent nos vies puisque, décidément, inéluctablement, nous sommes toujours à contretemps. L’art, dans sa tentative de fixer le temps dans les signes, comme on enfermerait les anciens dieux dans une maison de maître, est un anti-contretemps.
« pourtant, ce ne sont que des pierres » : passer sa vie à contempler les pierres, c’est aussi renoncer au vivant qui, d’ailleurs, ne cesse ne se rappeler au souvenir de l’apprenti contemplatif. Ainsi, Keiko rappelle à Otoko que le réel en soi n’est jamais qu’un principe d’identité. L’étant ne renvoie qu’à lui-même et ce n’est que par le regard de l’humain sur les choses que l’étant peut se charger d’être. Ainsi, les pierres peuvent être d’une certaine puissance, peuvent être d’une certaine beauté mais ce sont là de pures vues de l’esprit puisque les pierres ne sont jamais qu'elles-mêmes, ne renvoient qu'à elles-mêmes et sont pour l'homme de pures étrangères, d'imprenables citadelles.
Aussi, l’apprenti contemplatif sera-t-il tenté de fuir dans le désert, là où personne ne viendra le rappeler à la réalité.
Contempler, c’est ainsi accomplir l’allégeance de l’être à l’étant. C’est aussi abdiquer, puisque, dans ces vies que nous menons et qui sont pleines de nos incessants et à tout propos commentaires, l’être se creuse, se travaille. Contempler, c’est accepter que l’étant, petit à petit, consomme l’être que l’humain met nécessairement en toute chose (1). L’humain contemplatif finit donc lui-même par se réifier, ne plus exister que par l’étant contemplé. Les choses sont de grands vampires qui vident l’homme de sa capacité à être.
Le meilleur moyen d’échapper à cette aliénation absolue réside sans doute dans l’art, cette mise en œuvre de l’être. Ainsi, l’art n’est jamais un simple divertissement, mais un questionnement pérenne de l’être.

(1)
Dans les récits fantastiques, le narrateur ne peut contempler la réalité qu’en la chargeant d’être maléfique. Il est donc poussé à fuir cette réalité innommable qui le menace corps et âme. Et c’est un au-delà du contretemps dramatique que présente le texte fantastique en faisant récit de cette expérience ontologique particulière où le principe d’identité de la réalité est bafoué puisque, dans le monde plus étrange, l’étant renvoie à autre chose qu’à lui-même, une autre réalité, infiniment perturbante, angoissante, inhumaine, indicible.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 17 mai 2008

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