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21 février 2009 6 21 /02 /février /2009 15:50

NOTES SUR ANDROMAQUE DE RACINE (Acte I, scène 2)

On apprend dans cette scène entre l'ambassadeur et le roi d'Epire, par la bouche même d'Oreste, que Pyrrhus n'est pas n'importe qui :

ORESTE
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,

L'image est frappante de cet Oreste d'où s'échapperaient toutes les voix des princes grecs comme si Oreste était possédé par la Grèce de la même manière que de la bouche de la petite fille du film L'Exorciste semblent s'échapper les voix de plusieurs démons.

Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,
Et qu'à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie.

En lui rappelant sa filiation et sa victoire, Oreste le flatte.

Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups :
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;
Et vous avez montré, par une heureuse audace,
Que le fils seul d'Achille a pu remplir sa place.

Après ces politesses, arrivent pourtant la coordination oppositive et le courroux des Grecs :

Mais ce qu'il n'eût point fait,

(Qu'est-ce qu'il en sait ?)

Mais ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et vous laissant toucher d'une pitié funeste,
D'une guerre si longue entretenir le reste.

"Le reste", c'est ici le survivant Astyanax, le fils d'Hector. A nos oreilles, l'expression semble dépréciative, d'autant plus qu'elle semble donner moins de valeur à un enfant qu'à la Grèce personnifiée par ses princes (cf "la Grèce avec douleur / Vous voit du sang troyen relever le malheur,").

Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ?
Nos peuples affaiblis s'en souviennent encor.

L'interrogative est ici rhétorique ; Oreste en donne tout de suite la réponse et il faut comprendre : "Si vous ne vous souvenez pas de ce que fut réellement Hector, tous les peuples de la Grèce s'en souviennent encore". Le style de Racine est volontiers elliptique sans perdre sa légendaire clarté cependant ; c'est ce qui le rend si efficace.

Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles;

Effectivement, le vers semble en frémir lui-même de cet effroi des femmes et des filles.
Habileté d'Oreste qui met déjà en parallèle "l'effroi des veuves et des filles" de toute la Grèce et la sécurité garantie par Pyrrhus d'une seule veuve, celle d'Hector justement, Andromaque, et d'un seul fils, celui d'Hector, Astyanax.

Et dans toute la Grèce il n'est point de familles
Qui ne demandent compte à ce malheureux fils
D'un père ou d'un époux qu' Hector leur a ravis.

"Malheureux fils" en effet, lié par les liens du sang au malheur des "veuves et des filles" grecques ainsi qu'à celui de sa mère Andromaque ; sans elle, nul doute que l'enfant serait promptement et pour raison d'Etat occis.

D'ailleurs, Oreste précise la menace que représente Astyanax :

Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre ?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,
Tel qu'on a vu son père embraser nos vaisseaux,
Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.

L'image est funèbre : il s'agit de la destruction de la flotte grecque qui symbolise ici la toute puissance méditerranéenne du pays et l'entrée dans un monde de ténèbres, un enfer peuplé d'ombres et de flammes. N'oublions pas le jansénisme de Racine et l'on peut voir peut-être ici une allusion à l'idée de prédestination.
Car, bon sang mais c'est bien sûr - et le cas de le dire ! -, avec un père pareil, Astyanax ne peut que mal tourner et finira par flanquer le feu à toute la Grèce !
Notons au passage que Oreste prend bien soin de ne pas prononcer le nom d'Astyanax et préfère insister sur les liens du sang qui unissent "ce fils" (cf v.161) à "son père" (v.164).
Plus encore, pour insister sur l'union sacrée de tous les Grecs contre le clan d'Hector, Oreste prend le ton de la franchise d'homme à homme, de guerrier à guerrier :

Oserai-je dire, Seigneur, ce que je pense ?

- Il ne va, de toute façon, pas se gêner ! -

Vous-même de vos soins craignez la récompense,

- Cet indicatif sonne presque comme un impératif ! -

Et que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé.

- Astyanax est un serpent ; il faut le tuer avant qu'il ne morde !

Enfin de tous les Grecs satisfaites l'envie,
Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;
Perdez un ennemi d'autant plus dangereux
Qu'il s'essaiera sur vous à combattre contre eux.

Bon, en fin de compte, la mission consiste à livrer Astyanax aux princes grecs afin que ceux-ci l'éxécutent : c'est clair comme "cette obscure clarté qui tombe des étoiles" du père Corneille.
A ces mots, Pyrrhus sent la moutarde lui taquiner méchamment les narines :

PYRRHUS
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée.

- Et toc !

De soins plus importants je l'ai crue agitée,
Seigneur ; et sur le nom de son ambassadeur,
J'avais dans ses projets conçu plus de grandeur.

- Et retoc ! Occupe-toi de tes affaires ! Mêle-toi de tes anchois ! Fais gaffe à ta soeur ! (D'ailleurs, quand on sait qui c'est, la soeur d'Oreste, c'est vrai qu'il faut faire attention...).

Qui croirait en effet qu'une telle entreprise
Du fils d'Agamemnon méritât l'entremise ;

Le mot "entremise" rabaisse le prince Oreste, l'ambassadeur de toute la Grèce, le fils du commandant en chef Agamemnon, au rôle d'une marieuse ou d'un intrigant de cour ! Bouh ! Que c'est dépréciatif et l'imparfait du subjonctif "méritât" fort ironique !

Qu'un peuple tout entier, tant de fois triomphant,
N'eût daigné conspirer que la mort d'un enfant ?

Questions rhétoriques et ironie très grande du verbe "conspirer" qui suppose complots et bassesses en opposition avec la clarté des "triomphes" de l'histoire grecque.
C'est vrai qu'assassiner un enfant dans l'ombre d'un palais est moins glorieux que combattre en duel, de prince à prince, sous le soleil de l'Iliade, dans le secret des Dieux, entre la mer et les murailles de Troie.

Mais à qui prétend-on que je le sacrifie ?
La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie ?
Et seul de tous les Grecs ne m'est-il pas permis
D'ordonner d'un captif que le sort m'a soumis ?

- Je fais ce que je veux ! dit en substance le fier Pyrrhus qui, visiblement, n'entend pas se laisser guider sa conduite par quelques princes conspirants.
D'ailleurs, il insiste :

Oui, Seigneur, lorsqu'au pied des murs fumants de Troie,
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie,

Le spectacle est macabre et les guerriers vainqueurs ne sont jamais que des pilleurs se partageant les dépouilles de leurs conquêtes.

Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.

Je n'ai rien voulu ; c'est pas de ma faute ; c'est la fatalité et donc la volonté des Dieux. D'ailleurs, lors du partage, personne n'a pipé mot. Le sujet de la discussion devient dès lors non plus le seul Astyanax, le fils d'Hector, mais "Andromaque et son fils", ce qui est une façon habile de signaler aux Grecs que s'en prendre à Astyanax, c'est s'en prendre à Andromaque et donc à Pyrrhus lui-même.

Hécube près d'Ulysse acheva sa misère ;
Cassandre dans Argos a suivi votre père :
Sur eux, sur leurs captifs ai-je étendu mes droits ?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits ?

Questions rhétoriques encore : autant de crochets du droit.

On craint qu'avec Hector Troie un jour ne renaisse ;

Bel effet que cette pièce à double face : Hector et Troie au centre du vers.

Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse.
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin :
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.

Après avoir reformulé les arguments d'Oreste en faveur de l'élimination d'Astyanax, Pyrrhus emploie, lui aussi, le langage de la franchise et avoue en toute simplicité qu'il n'est sûr de rien : "Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin." Ce vers est simple et juste, sans affectation aucune et cette élégante humilité nous rend sympathique la figure du roi d'Epire.
Et s'il ne sait pas prévoir les malheurs que pourrait déclencher un Astyanax adulte, il se souvient par contre de ce que fut le malheur de Troie :

Je songe quelle était autrefois cette ville,
Si superbe en remparts, en héros si fertile,

- Chiasme ! Je marque 12 points ! ("le Jeu du Chiasme" est une des bases de l'apprentissage des figures de style !).

Maîtresse de l'Asie ; et je regarde enfin
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin.
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger.
Ah ! si du fils d'Hector la perte était jurée,
Pourquoi d'un an entier l'avons-nous différée ?

Pyrrhus ici inscrit son argumentation dans une logique temporelle : Troie a été détruite. Il n'en reste rien d'autre qu'un nom, une idée. Troie est une espèce de désert, un néant. Ce qu'il en reste, Astyanax, est prisonnier. "Un enfant dans les fers". Ni lui, ni Troie ne sont donc de réelles menaces pour la Grèce.
Dès lors, si les Grecs voulaient l'élimination d'Astyanax, pourquoi ne l'ont-ils pas tué un an plus tôt, après le sac de la ville ?

Dans le sein de Priam n'a-t-on pu l'immoler ?
Sous tant de morts, sous Troie il fallait l'accabler.
Tout était juste alors : la vieillesse et l'enfance
En vain sur leur faiblesse appuyait leur défense ;
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitaient au meurtre et confondaient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère.

C'est ce que l'on appelle la loi du plus fort : "Tout était juste alors" ; effectivement, puisque l'euphorie de la victoire sur l'orgueil de Troie privait les guerriers de toute pitié ; il se faisait en eux une nuit cruelle, d'autant plus implacable que dans l'obscurité traversée de flammes, ils ne pouvaient que tuer sans distinction hommes, femmes, enfants.
On pourra noter la quasi baroque musicalité de ces vers qui, dans l'évocation de la faiblesse du vieux roi Priam et de l'enfant Astyanax, évite l'allitération des occlusives sourdes au profit de la sifflante "s" cependant que, dans les vers suivants, se multiplient les occurences des dites occlusives sourdes : "victoire", "plus cruelle que", "excitaient", "confondaient nos coups", "courroux aux vaincus ne fut que" rappelant ainsi l'écho du massacre.
Pyrrhus ensuite énonce la problématique de son argumentation :

Mais que ma cruauté survive à ma colère ?

Et répond au problème posé bien que cette réponse soit déjà induite par la question : le massacre des Troyens a prouvé que, possédés par la colère, "la victoire et la nuit", les Grecs avaient agi avec un maximum de cruauté et qu'en conséquence, une fois cette colère apaisée, il semble juste que la cruauté soit mise de côté au profit de sentiments plus nobles.

Que malgré la pitié dont je me sens saisir,
Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir ?

Mon édition précise que "à loisir" signifie ici "sans y être poussé par l'ardeur du combat" (Jean Racine, Andromaque, préface et commentaires de Annie Collognat-Barès, Presses Pocket, "Lire et voir les classiques", p.38). C'est fort heureux car l'image d'un Pyrrhus "se baignant dans le sang d'un enfant" est bien propre à faire fantasmer les adolescents gothiques et les pervers sadiques. Le vers ne semble guère heureux ; aussi s'agit-il d'une hyperbole, une exagération de la part de Pyrrhus, une provocation ironique destinée à vexer, sinon à convaincre, son interlocuteur.

Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre proie ;
Qu'ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie :
De mes inimitiés le cours est achevé ;
L'Epire sauvera ce que Troie a sauvé.

Oreste ne s'y trompe pas qui précise alors la menace :

Seigneur, vous savez trop avec quel artifice
Un faux Astyanax fut offert au supplice
Où le seul fils d'Hector devait être conduit.
Ce n'est pas les Troyens, c'est Hector qu'on poursuit.
Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père ;
Il a par trop de sang acheté leur colère.
Ce n'est que dans le sien qu'elle peut expirer ;
Et jusque dans l'Epire il les peut attirer.
Prévenez-les.

Autrement dit : "Devancez ("prévenez") les Grecs qui, s'ils n'obtiennent pas satisfaction en obtenant Astyanax, en assouvissant leur vengeance sur le fils d'Hector, pourraient très bien venir chercher leur proie jusque dans le palais de Pyrrhus et donc, les armes à la main.
Oreste, pour accroître la colère du roi d'Epire, pour exacerber sa fierté, reste sur le terrain de la passion et dans le registre de la vengeance, accentuant ainsi le caractère irrationnel de la requête des princes grecs.
Ce qui a évidemment pour effet de braquer Pyrrhus :

                           Non, non. J'y consens avec joie :
Qu'ils cherchent dans l'Epire une seconde Troie;

Et quand on sait que le siège de Troie a duré dix ans, il y a de quoi se poser des questions !

Qu'ils confondent leur haine, et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.
Aussi bien ce n'est pas la première injustice
Dont la Grèce d'Achille a payé le service.
Hector en profita, Seigneur ; et quelque jour
Son fils en pourrait bien profiter à son tour.

Piqué au vif, Pyrrhus insiste sur la déraison des Grecs qui, confondant dans leur haine d'Hector alliés et ennemis, répètent ainsi une erreur qui leur a coûté fort cher lors du siège de Troie. Agamemnon, le commandant en chef de l'expédition grecque avait spolié le célèbre Achille, l'invincible guerrier, d'une captive troyenne. Furieux, Achille avait quitté le champ de bataille, laissant ainsi la possibilité à Hector d'accomplir ses exploits.
Oreste est le fils d'Agamemnon ; Pyrrhus est le fils d'Achille : en clair, ce dernier vient d'offenser personnellement l'ambassadeur des princes grecs.
Oreste ne s'y trompe pas :

Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle ?

demande-t-il à Pyrrhus. A l'attaque, la contre-attaque :

PYRRHUS
Et je n'ai donc vaincu que pour dépendre d'elle ?

qui sont paroles que son père aurait pu tenir devant Agamemnon.
Ce qui semble caractériser Pyrrhus dans cette scène, c'est son indépendance d'esprit, sa fierté : il refuse de se laisser guider sa conduite et prétend "être maître de lui-même comme de l'univers" comme le dit quelque part un personnage cornélien.

Fin renard, Oreste évoque alors la figure d'Hermione, l'épouse et celle que lui, Oreste, persiste à aimer. Ce qu'il veut savoir, c'est la nature réelle des sentiments qui unissent Pyrrhus à Hermione :

ORESTE
Hermione, Seigneur, arrêtera vos coups :
Ses yeux s'opposeront entre son père et vous.

Au rappel de la rivalité entre Achille et Agamemnon, Oreste répond par le rappel des alliances contractées par Pyrrhus : en épousant Hermione, il a épousé la fille d'Hélène, celle qui fut ravie par le Troyen Pâris à son légitime époux Ménélas. Aussi, avant toute autre considération, Pyrrhus doit comprendre qu'il ne peut, en vertu de la coalition faite autour de Ménélas, prendre les armes contre d'autres princes grecs. Surtout pour défendre les survivants d'un clan troyen. Hermione est là pour le rappeler.

Mais à ces mots, Pyrrhus répond avec bon sens que s'il a épousé Hermione, il n'en a pas pour autant épousé Ménélas, la Grèce et tous ceux qui auraient une dent contre Astyanax :

PYRRHUS
Hermione, Seigneur, peut m'être toujours chère ;
Je puis l'aimer sans être esclave de son père ;
Et je saurai peut-être accorder quelque jour
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
Vous pouvez cependant voir la fille d'Hélène :
Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne.

Oui, ils sont du sang des Atrides, ces deux-là !

Après cela, Seigneur, je ne vous retiens plus,
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.

Donc le dernier mot de cette scène est le mot "refus" et Pyrrhus d'envoyer Oreste se faire voir chez les princes grecs.


Patrice Houzeau
Hondeghem, le 21 décembre 2005

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commentaires

A
Merci pour ces détails, j'en entame la lecture.
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C
J aime
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