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23 février 2009 1 23 /02 /février /2009 08:54

RIEN A VOIR
Notes sur Les Aveugles de Charles Baudelaire (pièce XCII des Fleurs du Mal) :

LES AVEUGLES

Contemple-les (1), mon âme ; ils sont vraiment affreux ! (2)
Pareils aux mannequins ; vaguement ridicules ; (3)
Terribles, singuliers comme les somnambules ; (4) (5)
Dardant on ne sait où (6) leurs globes ténébreux. (7)

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie, (8)
Comme s'ils regardaient au loin, restent levés (9)
Au ciel (10) ; on ne les voit jamais vers les pavés
Pencher rêveusement leur tête appesantie. (11)

Ils traversent ainsi le noir illimité, (12)
Ce frère du silence éternel. O cité ! (13) (14)
Pendant qu'autour de nous tu chantes, ris et beugles, (15)

Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité, (16)
Vois ! je me traîne aussi ! (17) mais plus qu'eux hébété, (18)
Je dis (19) : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ? (20)

(Charles Baudelaire)

Notes
:
1) "contemple-les" : Contempler les aveugles, c'est voir ceux qui ne voient pas ; c'est souligner que le monde est un spectacle.

2) "affreux" : On peut penser au tableau de Pieter Brueghel, La Parabole des Aveugles (1568):



  














Des aveugles donc, s'avançant difficilement, en file, chacun s'arrimant de la main à l'épaule de son prochain et cela jusqu'au précipice.

3) "vaguement ridicules" : C'est dans l'adverbe "vaguement" que se tient le malaise.

4) La description suscite les épithètes : "affreux" ; "ridicules" ; "terribles" ; "singuliers" ; "ténébreux", et les comparaisons "pareils aux mannequins" ; "comme les somnambules" : les humains sont épithétiques et comparatifs. D'ailleurs, ils ne sont jamais éthiques que par comparaison. S'ils font le bien, c'est relativement au mal qui est fait. Seuls les Saints font le Bien pour le seul "amour de l'humanité" (c'est peut-être ce qu'a voulu signifier Molière lorsqu'il fait pratiquer la charité à Dom Juan et met dans sa bouche cette phrase curieuse pour un si méchant seigneur : "Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité" (Molière, Dom Juan, Acte III, scène 2).

5) "somnambules" : Comparer des aveugles à des somnambules, c'est souligner qu'ils avancent dans la vie comme des consciences confites dans le sommeil. Notons encore que la voyelle "u" (cf la rime "ridicules" / "somnambules") est la moins ouverte des voyelles.

6) "Dardant on ne sait où" : Le réel est percé de regards. La Toile de l'Internet n'existe que par la progression exponentielle de ses connections de même que le réel est tissé de l'infini échange des regards. Sans ces regards, sans ces milliards d'yeux, c'est le monde lui-même qui n'est jamais qu'un "globe ténébreux".
Ce qui n'induit pas que ce qui est conscient est destiné à perdurer, se reproduire et se multiplier comme expérience dont l'unicité aurait valeur d'exemple (pour qui ?). L'être humain est, en effet, une expérience reproductible et mesurable et alors ? Cela ne prouve qu'une chose : la toute puissance de l'homme sur lui-même. Que cela soit, soit ! Que cela doive être est une autre affaire.

7) "globes ténébreux" : Périphrase gothique pour désigner les yeux aveugles. L'adjectif "ténébreux" termine le premier quatrain, annonçant que le propos du poème est autant les "aveugles" que les "ténèbres".

8) "Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie" : Pas d'apparaître divin donc. Dieu déserterait-il les ténèbres ? Les laisserait-il au Diable ? A moins que le Diable ne soit que la part de ténèbres de Dieu ?

9) "comme s'ils regardaient au loin" : Nous faisons tous comme si nous regardions au loin, vers de futurs ailleurs, des promesses de découvertes transcendantes, des chantiers sous le soleil dans des patiences rimbaldiennes, alors qu'en fait, nous ne regardons jamais que le coin de la rue, la gamelle du voisin, l'état de notre compte en banque et celui de notre position sociale.

10) "restent levés / Au ciel" : Le rejet du groupe "au ciel" casse le vers comme il casse le regard des aveugles : il y a dichotomie entre le ciel invisible et les yeux levés.

11) Allitération "v" : "divine" ; "levés" ; "voit" ; "vers les pavés" ; "rêveusement". L'allitération parcourt la strophe comme un bourdonnement la foule. On retrouve ce son "v" dans le premier tercet et ce vers synthétique : "Ils traversent ainsi le noir illimité".

12) "noir illimité" : Basculement. Dans les deux quatrains, le narrateur semblait se moquer des aveugles, les dépeindre, les caricaturer plus choses mouvantes et bourdonnantes qu'êtres humains. Mais si les aveugles ne voient rien, c'est peut-être qu'il n'y a rien d'autre que le "noir illimité" plongé dans le "silence éternel".

13) "illimité" ; "éternel" : Le temps n'existe pas ; il n'est qu'une manière humaine de mesurer, de gérer cette suite de problèmes que l'on appelle "existence". Philosopher, ce n'est pas apprendre à mourir ; c'est apprendre à supporter que les autres meurent ; c'est apprendre à se faire une raison du scandale de la mort. "Globes ténébreux" qu'il dit, Baudelaire : en effet, tout globuleux et très ténébreux qu'nous sommes, à flirter avec les gouffres.

14) "cité" : Ce que nous savons et que nous nous révélons chaque jour, que "l'illimité" et "l'éternel" nous réduisent en cendres, est souligné ici par le parti pris des humains de vivre malgré tout, dans la "cité", dans la "fourmillante cité, cité pleine de rêves" (Baudelaire, Les Sept Vieillards, vers 1), sans trop s'inquiéter de ce qui est réellement.

15) "chantes, ris et beugles" : Les humains s'amusent et ce qu'ils appellent "sérieux", c'est la gestion quotidienne de tout ce qui permettra de "faire la fête", d'être ensemble dans la grande andouillerie de la consommation universelle.
Ceci dit, le chant a permis la chanson, - nous y mettons dans chacune de ces tentatives de synchronisation du monde tout ce qui nous fait - ; le rire a permis la comédie, où nous rions salutairement de nous-mêmes ; le beuglement a permis le rock n' roll, qui est un miracle : nous sommes déjà aveugles, vous voudriez pas qu'on soit sourds en plus ?

16) "Eprise du plaisir jusqu'à l'atrocité" : L'assonance "i" strie le vers comme un rire mauvais, une scie, un cri de plaisir, ou d'agonie, une phrase agressive dans un solo de guitare électrique.

17) "Vois ! Je me traîne aussi !" : Voir, ce n'est donc rien voir d'autre que l'aveuglement. La forme impérative rentre ici dans le cadre d'un chiasme du "ciel" au regard par défaut et du regard au "Ciel" :
- "Leurs yeux (...) restent levés au ciel" (vers 5,6,7)
- "On ne les voit jamais" (vers 7)
- "Vois !" (vers 13)
- "Que cherchent-ils au Ciel" (vers 14)
"je me traîne aussi !": Expression familière. On a beau fréquenter les hypercorrections linguistiques de nos grands auteurs, on n'est jamais qu'à nous traîner d'un jour à l'autre vers le noir définitif.

18) "plus qu'eux hébété": Renversement. Inversion du point de vue : les aveugles ne sont pas aussi aveugles que nous autres qui ne savons pas où nous allons. Le narrateur prend sur lui la malvoyance de l'humanité ; ce n'est pourtant pas seulement le mélancolique narrateur baudelairien qui exprime ici son désarroi, c'est un porte-parole lucide et désabusé qui rend compte de l'aveuglement universel.

19) "Je dis": Dire revient donc à constater que celui-là seul qui "cherche" comprend qu'il est "aveugle". La sience est un paradoxe : plus elle résoud de problèmes, plus elle se pose de questions, et plus l'univers devient problématique, jusqu'à ce point critique où le savant se met à voir le politique d'un autre oeil, et où le politique commence à se méfier du savant.
Exemple récent : Les progrès du créationnisme, tant dans l'islam fondamentaliste que dans le christianisme intégriste. La remise en cause du darwinisme est une preuve de cette volonté de vivre en aveugle dans l'hébétude conviviale à laquelle voudraient tant nous vouer certains politiques et certains financiers : que nous n'y comprenions rien est sans doute mieux pour leurs petites affaires.

20) "Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?" : Le sonnet se termine par une interrogation qui porte non sur la nature du "Ciel" mais sur le sens de ces  regards aveugles et cependant "levés vers le ciel". Cette interrogation baudelairienne est un coup de poignard dans un traité de métaphysique. Le mot "Ciel", avec sa majuscule emphatique, est assez métonymique pour y fourrer tous les dieux et tous les possibles que nous pouvons imaginer. Le problème n'est pas là, mais dans cette révélation que les êtres humains sont pareils à ces aveugles, à ces mannequins singuliers qui semblent toujours en quête d'un quelque chose dans un ailleurs qui se refuse à toute vision.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 23 février 2009

   

 

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commentaires

O
<br /> <br /> Qu'ajouter à tant de pertinence?<br /> <br /> <br /> A propos de Dom Juan, je me suis toujours demandé pourquoi Molière fait commettre in extremis cette bonne action à ce grand seigneur méchant homme"?<br /> <br /> <br /> Connivence secrète de Molière avec le libertinage au moins intellectuel du XVIIème siècle, "libre penseur" avant la lettre, comme on peut le suspecter aussi chez La Fontaine?<br /> <br /> <br /> <br />
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