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19 mai 2012 6 19 /05 /mai /2012 19:30

D'UN AUTRE MONDE III

1.
"Nous traversâmes la ville
Et rencontrions souvent
Des parents des amis qui se joignaient
A la petite troupe des morts récents
Tous étaient si gais
Si charmants si bien portants
Que bien malin qui aurait pu
Distinguer les morts des vivants"
(Apollinaire, La maison des morts)

2.
Le narrateur de La maison des morts emmène les ressuscités en balade. Ils traversent la ville ; ils sont comme portés par une âme toute neuve ; c'est ainsi que je songe nous traversâmes.

3.
Le narrateur et ses morts forment donc une troupe (d'où l'emploi du pronom nous), et vont à la rencontre des vivants de la ville, parents et amis des morts récents. Tous sont reconnaissants. Et ça fait fleuve heureux, d'une joie si communicative que seul le Diable (bien malin qui) pourrait distinguer les morts des vivants.

4.
Il y a de l'épiphanie, de l'apparition, de la révélation dans ce retour à la vie. Les ressuscités se présentent aux vivants comme preuve de la victoire du vif sur la mort, de l'autre vie sur l'immobilité des ombres. N'est-ce pas un ange en diamant qui les libéra des ténèbres ?

5.
Une ombre est un être vivant, agité d'une conscience qui la tire dans tous les sens. Une fois morte, l'ombre rejoint le royaume des ombres, cette grande tache noire d'en bas, qui agglomère toutes les ombres et nettoie tous les ossements.

6.
"Puis dans la campagne
On s'éparpilla
Deux chevau-légers nous joignirent
On leur fit fête
Ils coupèrent du bois de viorne
Et de sureau
Dont ils firent des sifflets
Qu'ils distribuèrent aux enfants"
(Apollinaire, La maison des morts)

7.
La troupe, comme le fait un régiment en permission, se disloque. On s'éparpille. Deux chevau-légers - ce mot en lui-même est aérien qui évoque le vif du cheval et de son cavalier -, se joignent à la vivante troupe afin que l'on jouât une musique brève, celle du i de viorne qui devient sifflet, afin de faire fête, afin de les distribuer, ces sifflets faits de viorne et de sureau, aux enfants stridents.

8.
"Plus tard dans un bal champêtre
Les couples mains sur les épaules
Dansèrent au son aigre des cithares
Ils n'avaient pas oublié la danse
Ces morts et ces mortes
On buvait aussi
Et de temps à autre une cloche
Annonçait qu'un nouveau tonneau
Allait être mis en perce"
(Apollinaire, La maison des morts)

9.
Le repère temporel "plus tard" introduit une rupture dans la narration. Les sifflets de la strophe précédente, avec ses "f" et ses "i", ça vous fait comme de la musique suivie d'un silence qu'interrompt soudain l'évocation d'une danse.

10.
Le temps du poème n'est pas le temps des pointeuses. Il se distend, fait des blancs, taille des ombres, esquisse des espaces inédits ; le temps du poème est un temps de solitaire qui peuple son être de musiques lointaines et d'autres visages.

11.
La distinction entre les morts et les vivants s'estompe : ce sont maintenant des couples au bal, qui dansent au son aigre des cithares, lesquelles constituent l'un des quelques indicateurs spatio-temporels du poème ; la cithare est, en effet, un instrument typique du folklore germanique. C'est que, certes, le décor est celui de l'Autriche, puisque le narrateur est arrivé à Munich depuis quinze ou vingt jours, mais cette scène de résurrection, cette traversée de la ville par des morts récents, est évidemment plus proche du non-lieu du rêve que de l'histoire des peuples germains.

12.
Cette danse des couples mains sur les épaules me rappelle la danse des villageois étranges dans le film Un soir, un train d'André Delvaux. Le surréalisme traverse ainsi le temps, phénix qui passe la courbe des espaces, sphinx dans le souterrain.

13.
Ce poème est une suite de bribes de musiques entrecoupées de paroles. Drôle d'oratorio : on fredonnait tout à l'heure des airs militaires, des absolutions, puis on se congratula et réjouit, puis on siffla, puis on dansa au son aigre des cithares, puis de temps à autre, une cloche annonce.

14.
S'ils n'ont pas oublié la danse, les morts n'ont pas oublié non plus comment on boit chez les vivants : ce qu'annonce la cloche, c'est un nouveau tonneau bientôt mis en perce. La maison des morts est ainsi l'expansion d'un des vers emblématiques du surréalisme : Le cadavre exquis boira le vin nouveau.
Drôle de concordance des temps ! Le poème d'Apollinaire étant antérieur (le recueil Alcools est publié en 1913) à l'éclat de ce vers dans les brumes hantées d'une bataille pour une autre littérature et les années 20. Peut-être un hommage de Marcel Duhamel, Jacques Prévert et Yves Tanguy à celui qui inventa le mot "surréalisme".

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 19 mai 2012

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