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14 avril 2012 6 14 /04 /avril /2012 07:40

PAS TOUT UN ROMAN

"Margaretha, ma bien-aimée, or donc voici
Ton crâne ! Quel poli ! l'on dirait de l'ivoire,
(Je le savoure assez, chaque jour, Dieu merci,
Et me permets d'ailleurs fort rarement d'y boire.)
Te voilà !... Dans ces deux trous, deux beaux yeux jadis,
                Miroirs de ton âme enrhumée,
Rêvaient... Las ! où sont tes belles tresses d'or, dis,
                Margaretha, ma bien-aimée ?"
(Jules Laforgue, Excuse macabre, A Hamlet, prince de Danemark, vers 1-8)

1.
Envolées, les mirettes... y a plus qu'des trous... les orbites... ce fut du beau, du regard unique. C'est que l'unique est voué à l'anonymat de la terre.
Les rues, voyez, sont pleines de personnes uniques ; elles passent, et vous ne pouvez pas soupçonner que telle personne a passé plusieurs années de sa vie en prison, que telle autre parle plusieurs langues, que celui-là a un enfant gravement malade, que celle-là a été alcoolique, et ceux-ci encore ont tant bataillé - des années - contre une injustice, on sait pas, on peut pas savoir, et d'ailleurs vaut mieux pas, et d'ailleurs il ne faut pas.
Uniques, donc les gens, phénoménaux tous... à leur manière; "c'est une drôle de fille..." Non, ai-je répondu, elle n'est pas si drôle. Elle vit sa vie, à sa manière, avec ses petits courages et ses petites lâchetés, ses humeurs, ses envies, ses regrets, ses ombres et lumières, songes et mensonges ; ce qui nous fait drôle, c'est que ce ne sont pas tout à fait les mêmes que les nôtres, que, sur certains points même, on pige pas... et alors ? De toute façon, ce regard unique qu'elle porte sur les choses, cette façon de voir qui vient de si loin qu'elle même n'en sait rien, voué, comme toute singularité, voué qu'il est à la grande indifférence de la matière. Après, en-deçà, on s'arrange, on fait comme si, on ferme les yeux parfois, on ouvre sa gueule aussi, ça arrive... en fonction du ce qui se passe c'est que, car l'existence est l'ensemble des choses qui arrivent, l'ensemble des réïfications de l'événement, lesquelles manifestent ce qu'il y a de sphinx en l'humain, l'être-libre de la conscience.

2.
Les mirettes, des "miroirs de l'âme", qu'on disait précieusement. L'enrhumé ici rappelle la contingence, l'imperfection : la mirance des mirettes, on s'attend à ce qu'elle renvoie à une âme bien abstraite, belle ou horrible, mais en tout cas, générique, essentielle. Laforgue lui flanque l'épithète "enrhumée". Un rhume, ça s'attrape. C'est du tangible. C'est pas sa nature d'être enrhumée, à l'âme. Du reste, qu'est-ce que la nature d'une âme ? C'est ce qui la constitue : le courage, la générosité, la frilosité, la paresse, c'est donc nos actions qui font notre âme, la manière qu'on a de se coltiner le réel. Le rhume en est une, une façon un peu craintive d'aborder les autres peut-être, une fragilité. L'âme donc change tout le temps ; c'est la mélodie qui fait le violon ; c'est de la synchronie évolutive, - vu qu'elle évolue en fonction des événements -, c'est du coup de théâtre dans les coulisses. On s'en aperçoit pas tout de suite. On n'en saisit pas les causes. Les autres nous jouent une pièce que nous croyons comprendre et qui est jouée dans une langue étrangère.

3.
La forme "rêvaient" a l'air d'être suspendue, flottante. C'est quoi donc qui rêvait "dans ces deux trous" ? La construction complément de lieu + verbe sans sujet est originale, évocatrice ; elle renvoie à la mélancolie de la Margaretha en question. Cette jeune femme me dit jadis : "Quand je suis avec les autres, parfois je suis ailleurs." Cette capacité que l'on a de rêvasser, de s'abstraire de la présence des autres pour s'évoquer ce qui correspond mieux à ce que nous sommes et qu'on n'a pas encore trouvé.

4.
"tresses d'or"
Les cheveux blonds renvoient au Nord, au Danemark du prince Hamlet à qui est dédié le poème. Dédier un poème à une figure de fiction, c'est placer le texte dans la sphère de la rêverie, de la fantaisie, de l'inutile et nécessaire fréquentation des masques. Le prince Hamlet, c'est de l'autre temps, et les "tresses d'or", le narrateur se demande où elles sont passées. Il y a de la nostalgie là-dedans, le fait qu'elle renvoie à de l'inexistant n'en souligne que mieux l'être, n'en mime que mieux ce que nous pouvons tous éprouver : la nostalgie de ce que nous avons aimé, qui est aussi celle de ce que nous aurions dû faire. Tresses d'or ; or du temps : ça chatouille le palpitant, et puis le temps passe.

5.
Les romans ont l'ambition de décrire des singularités. Même que le fin du fin, c'est de proclamer que tel auteur (Faulkner par exemple, ou Simenon) en décrivant des petits bouts de coin du monde, atteint l'universel. Fichaises et calembredaines universitaro-passe-partout ! Ce qui est universel, c'est la singularité. Rien ne se ressemble. Tel assassin de tel roman de Simenon ne ressemble pas à tel autre ; ce qu'ils ont en commun, c'est d'être des consciences singulières placées dans des circonstances particulières. C'est ce que nous sommes tous. Et on n'en fait pas tout un roman.

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 14 avril 2012

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