Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
22 février 2013 5 22 /02 /février /2013 14:52

SENTIMENT ET RESSENTIMENT
Notes sur la scène 1 de l'acte 2 de la tragédie Iphigénie, de Racine.

 

1.
Résumé : Face à sa confidente Doris, qui s'étonne de la tristesse de celle qu'Iphigénie a prise en amitié (vers 399 à 416), Eriphile fait l'aveu d'un trouble qui confine au désespoir (vers 417 à 430), puis évoque l'incertitude de sa destinée (vers 438 à 452). Doris tente de la rassurer en lui faisant valoir que, sans doute, elle saura bientôt la vérité sur ses origines (vers 453 à 459) et, qu'en tout état de cause, elle bénéficiera de la protection du couple que s'apprêtent à former Achille et Iphigénie (vers 460 à 464), mais Eriphile est en proie à une jalousie amoureuse qui ne peut que la dresser contre sa protectrice et précipiter sa propre perte (vers 467 à 528).

 

2.
"Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous"
(II, 1, vers 395 [Eriphile à Doris])

 

Eriphile, dès ses premiers mots, est celle qui se retire, qui joue l'ombre.

 

3.
"Je sais que tout déplaît aux yeux d'une captive"
(II, 1, vers 401 [Doris à Eriphile])

 

L'emploi du présent de vérité générale impose ici sa leçon. Il est des âmes pour lesquelles le monde entier est déplaisir. Elles sont leurs propres captives. Prisonnières de leur mauvaise humeur, elles ne voient dans le réel qu'un cadavre en cours de décomposition.

 

4.
"J'ignore qui je suis ; et pour comble d'horreur,
Un oracle effrayant m'attache à mon erreur,
Et quand je veux chercher le sang qui m'a fait naître,
Me dit que sans périr je ne me puis connaître."
(II, 1, vers 427-430 [Eriphile à Doris])

 

Le tragique est un nom qui se cherche. Eriphile est celle qui ignore encore qu'elle se nomme Iphigénie. Ainsi, dès la première scène du deuxième acte, elle prédit elle-même sa mort prochaine. Une âme qui cherche "le sang". Figure de style... certes... mais aussi cette définition de l'humain comme étant le chasseur radical, la chasseresse absolue, la connaissance et la vocation de la mort.

 

5.
"Un oracle toujours se plaît à se cacher.
Toujours avec un sens il en présente un autre.
En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre."
(II, 1, vers 432-434 [Doris à Eriphile])

 

L'oracle, c'est-à-dire l'énigme, qui donne l'illusion d'un Vrai bénéfique. Mais de même que son vrai nom sera fatal à Eriphile, de même que dans les troubles de Venise, l'enfant cherché découvrira et l'horreur de sa face et l'éclat de sa hache, de même le réel ne se démasque que pour qu'en jaillisse la mâchoire du loup.

 

6.
"Ecoute, et tu te vas étonner que je vive.
C'est peu d'être étrangère, inconnue et captive :
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m'enleva prisonnière,
Qui m'arracha d'un coup ma naissance et ton père,
De qui jusques au nom tout doit m'être odieux,
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux."
(II, 2, vers 469-476 [Eriphile à Doris])

 

Eriphile est si pleine de la prescience que la vérité lui sera fatale qu'elle ne peut faire d'aveu sans s'étonner de n'être pas foudroyée sur place. L'étrangère, l'inconnue, la captive est aussi l'amoureuse ; jugez de son malheur. Elle est celle qui ne peut haïr le nom et qui se fascine pour la mortalité d'Achille. Et, ironiquement, le seul nom qu'elle puisse haïr, est aussi le sien.

 

7.
"Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l'effroyable visage.
J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche ;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
Je sentis contre moi mon coeur se déclarer ;
J'oubliai ma colère et ne sus que pleurer.
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide.
Iphigénie en vain s'offre à me protéger,
Et me tend une main prompte à me soulager :
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée !
Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée
Que pour m'armer contre elle, et sans me découvrir,
Traverser son bonheur que je ne puis souffrir."
(II, 1, vers 495-508 [Iphigénie à Doris])

 

Coup de foudre. Tant qu'elle ne le voit pas, pour Eriphile, Achille est le bourreau de Lesbos. Un seul regard suffit et Eriphile passe du refus de voir en face "l'effroyable visage" (cf vers 494) à la fascination absolue pour "l'aimable guide" (cf vers 501). Eriphile, c'est l'affirmation d'un moi contraint, d'un "je" emmené, captif, conduit. Et ce que l'anaphore du pronom personnel des vers 497 à 502 souligne, c'est que le "je" ici se dément lui-même, se dissout dans le sentiment, l'oubli, se laisse faire, découvre enfin qu'il est entravé par le nom Iphigénie, lequel, par sa position initiale dans le vers 503, rompt l'anaphore et déchaîne la colère d'Eriphile. Les échos internes se multiplient : ("en vain" / "main" / "fureurs" / "main" / "bonheur") comme si les éclats soudains de la voix d'Eriphile tentaient de rompre la rythmique prison de l'alexandrin.

 

8.
"Traverser son bonheur que je ne puis souffrir."
(I, 1, vers 508 [Eriphile à Doris])

 

"Traverser", c'est ici se mettre en travers de, faire obstacle, contrer, combattre. Eriphile est ainsi en guerre contre Iphigénie, contre ce bonheur qui lui est insupportable, et contre son propre nom.

 

9.
"Au sort qui me traînait il fallut consentir :
Une secrète voix m'ordonna de partir"
(I, 1, vers 515-516 [Eriphile à Doris])

 

Eriphile est la fille de l'énigme ; elle est celle qu'animent les voix des ombres, spectre armé d'un couteau et qui agite devant sa victime le poignard d'une vengeance qui ne lui appartient pas, et qui est aussi celle des morts sur les vivants.

 

10.
"Que peut-être approchant ces amants trop heureux,
Quelqu'un de mes malheurs se répandrait sur eux."
(I, 1, vers 519-520 [Eriphile à Doris])

 

C'est la définition du fléau. L'instrument d'une haine venue d'ailleurs et qui contamine le réel le plus heureux.

 

11.
"Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte"
(I, 1, vers 526 [Eriphile à Doris])

 

La honte d'avoir été conduite puis éconduite ? La honte d'avoir été un "faux nom" ? La honte d'avoir été la porteuse de malheur ? D'avoir joué le rôle de bouc émissaire ? De s'être laissée fasciner ? D'avoir été jalouse ? D'avoir été vivante ? Humaine comme nous, et comme nous si peu dans la vérité de notre propre nom.

 

Patrice Houzeau
Hondeghem, le 22 février 2013

Partager cet article
Repost0

commentaires

Recherche