LA CIGARETTE, SONNET DE JULES LAFORGUE
On trouve à la page 286 de l'ouvrage Les Complaintes et les premiers poèmes dans l'édition établie par Pascal Pia (Poésie/Gallimard) un sonnet assez fumant de l'auteur dont il sera ici question, l'épatant Jules Laforgue (1860-1887).
Ce sonnet est intitulé La Cigarette et je m'en vais vous en causer un brin (de tabac, bien sûr !) :
Non, je ne trouve point beaucoup de différence
De prendre du tabac à vivre d'espérance,
Car l'un n'est que fumée et l'autre n'est que vent.
(Marc-Antoine Girard de SAINT-AMANT,
Assis sur un fagot, une pipe à la main
Second tercet.)
D'abord, Laforgue envoie balader le monde :
Oui, ce monde est bien plat; quant à l'autre, sornettes.
Notons le rythme ternaire de ce vers et la tranquille assurance de Jules le désabusé.
Moi, je vais résigné, sans espoir, à mon sort,
Rythme ternaire qui se prolonge dans ce second vers, marquant quelque marche intime et mélancolique, fataliste en tout cas...
Mais non seulement Laforgue se moque des deux mondes, mais encore le fait-il, l'impudent pétunant, à la barbe des dieux, et donc dans un polythéisme très fin de siècle, aux barbes des dieux qui, comme nous le savons, sont très longues et encombrantes :
Et pour tuer le temps, en attendant la mort,
Je fume au nez des dieux de fines cigarettes.
Nous noterons au passage le sens de l'économie du dénommé Laforgue qui ne s'adonne pas au plaisir décadent du cigare des bourgeois mais se contente de "fines cigarettes".
Ah! il a bien raison d'être fataliste, car que reste-t-il au pauvre sinon "tuer le temps" et "attendre la mort" et j'incite les pouvoirs publics à bien réfléchir à ceci : si, à force de taxer les produits nicotinés, on finissait par empêcher les pauvres de fumer leurs "fines cigarettes", il se pourrait qu'un beau jour les allumettes et les briquets servent à autre chose qu'à allumer les gauluches, les gitanes et autres roulées...
Mais il est vrai que le monde du fumeur de "fines cigarettes" est un monde mélancolique et aussi sceptique qu'un professeur de Lycée Professionnel devant un ministre de l'éducation nationale :
Allez, vivants, luttez, pauvres futurs squelettes.
Vous remarquerez que, bien qu'employant l'impératif, Laforgue s'est dispensé du point d'exclamation. Peut-être, au moment de la composition de ce vers, a-t-il été pris d'une quinte de toux ou encore a-t-il jugé superflu de souligner ici l'impératif, comme s'il s'agissait plus d'une constatation maussade que d'un ordre rageur.
Moi, le méandre bleu qui vers le ciel se tord
Me plonge en une extase infinie et m'endort
Comme aux parfums mourants de mille cassolettes.
Ces vers sont assez baudelairiens, comme nous l'allons voir.
Notons tout de suite l'allitération "m" (moi, méandre, me, m'endort, comme, mourants, mille : 7 occurrences dans ces trois vers).
Le "m" si calme, si étale comme la mer, le "m" méditatif qui s'envole en fumée, en volutes bleues et grises et qui semble flotter dans l'air comme l'âme d'un fantôme, le "m" si présent dans le sonnet de Baudelaire intitulé La Pipe (13 occurrences) :
LA PIPE
Je suis la pipe d'un auteur ;
On voit, à contempler ma mine
D'Abysinienne ou de Cafrine
Que mon maître est un grand fumeur.
Quand il est comblé de douleur,
Je fume comme la chaumine
Où se prépare la cuisine
Pour le retour du laboureur.
J'enlace et je berce son âme
Dans le réseau mobile et bleu
Qui sort de ma bouche en feu,
Et je roule un puissant dictame
Qui charme son coeur et guérit
De ses fatigues son esprit.
(Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal)
Ceci dit, chez Laforgue, l'hyperbole est un peu forte de café : "extase infinie", "parfums mourants de mille cassolettes", c'est oublier un peu vite l'odeur de tabac froid, les crachats, les bouches pâteuses et cette haleine qui donne à penser à vos amis que les chiens perdus sans collier ne sont pas perdus pour tout le monde...
Mais, encore une fois, n'accablons pas le fumeur, surtout s'il est écrivain, car, ayant dépensé ses maigres droits d'auteur dans l'achat de brun, de blond et de gris, - sans compter le prix des allumettes -, que lui reste-t-il, sinon le rêve, la fantaisie fumante, l'hyperbole enjolivante, la comparaison enchanteuse...
D'ailleurs, c'est à se demander ce que Laforgue mettait dans son tabac puisque le premier tercet de ce sonnet est tout proprement hallucinantesque, abracadantesque, qui mêle "des éléphants en rut à des choeurs de moustiques" :
Et j'entre au paradis, fleuri de rêves clairs
Où l'on voit se mêler en valses fantastiques
Des éléphants en rut à des choeurs de moustiques.
Nom d'une pipe ! C'est l'Ascension de Julot-la-Complainte, la promotion du fumigène, la quinzaine de la sainteté, Dali sponsorisé par le tabac du Broutteux, Gainsbourg se produisant avec les Pink Floyd à l'occasion d'un concours de fumeurs de bouffardes en la bonne ville de Cogolin, (- en première partie : Georges Brassens accompagné par les Rolling Stones -), Baudelaire illustré par Moebius, Maigret et les mangeurs de peyotl... Oui, je sais, mes références sont très datées mais je ne me suis pas consolé de la disparition du magazine Best ni du fabuleux A Suivre !
Puisque nous parlons musique, vous noterez le rythme allègre de cette valse fantasque qui fait succéder au rythme binaire des séquences de quatre syllabes et les très valsants, très propices rythmes ternaires :
Et j'entre
au paradis
fleuri
de rêves clairs
Où l'on voit
se mêler
en valses
fantastiques
Des éléphants
en rut
à des choeurs
de moustiques.
Mais il n'est si longue folie qu'elle ne se termine et l'heure du réveil réaliste finit toujours par sonner :
Et puis, quand je m'éveille en songeant à mes vers,
Je contemple, le coeur plein d'une douce joie,
Mon cher pouce rôti comme une cuisse d'oie.
En guise de conclusion, il me semble opportun de souligner le fait que, comme chez Baudelaire, l'usage du tabac semble lié à la condition de l'écrivain.
En effet, la pipe baudelairienne semble très fière, étant "la pipe d'un auteur", de "charmer son coeur et de guérir son esprit des fatigues" inéluctables quand on se mêle d'écrire des choses qui ne servent à rien et qui ont la prétention d'atteindre à cette perfection formelle que l'on appelle la beauté.
De même, c'est "en songeant à ses vers" que le poète "s'éveille" de ses fumigènes rêveries et, "le coeur plein d'une douce joie", établit une comparaison entre "son pouce rôti" et "une cuisse d'oie", ce que n'eût pas renié Saint-Amant :
Accablé de paresse et de mélancolie,
Je rêve dans un lit où je suis fagoté,
Comme un lièvre sans os qui dort dans un pâté,
Ou comme un Don Quichotte en sa morne folie.
(Marc-Antoine Girard de SAINT-AMANT, Le paresseux, premier quatrain).
Patrice HOUZEAU
Hondeghem, le 8 mai 2005