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18 février 2009 3 18 /02 /février /2009 11:05

LA MALFAMILIERE
Notes sur "Kust" d'Anneke Brassinga

Article précédemment publié dans la livraison n°3 (année 2003) de la revue Estracelle publiée par La Maison de la Poésie Nord/Pas-de-Calais.

Les Pays-Bas sont en affaire avec la mer.
Composer un texte dont le titre est kust (Côte) n'est donc pas surprenant de la part d'une Néerlandaise mais nous verrons tantôt que cette côte est bien étrange, une Mer du Nord dans un tableau surréaliste.

Le premier mot des deux strophes de cinq vers qui constituent le poème est d'ailleurs le mot
zee : la mer.
Après tout, on va souvent sur la côte "pour voir la mer". Ici nul enchantement ; une périphrase au rythme de houle :

        De zee, de grijs bewegende
        La mer, la mouvante grise

Mouvement gris. La mer comme la morne plaine du Waterloo de Victor Hugo.
Le rejet de la forme ligt judicieusement traduite par gît plombe le rythme.
Mer morne, quasi morte, d'autant plus morne qu'elle est pleine de pluie, ce qui la rend étrange (vreemd) :

        De zee, de grijs bewegende
        ligt vreemd verregend.
        La mer, la mouvante grise
        gît, étrangement souillée de pluie.

En néerlandais, le terme vreemd, adjectif et adverbe, signifie "étrange" autant qu' "étranger".
C'est donc une étrangère qui est ici évoquée : la matière révélée par une simple constatation. Il pleuvait sur la mer ce jour-là. Rien de plus simple et pourtant, par sa trivialité même, cela suffit à provoquer cet accident de la conscience qu'est la découverte de la matière en soi. Malaise pressenti. Les choses sont plus étranges que ce qu'elles ont l'air d'être. Les choses ne sont pas ce qu'elles sont.

Second thème de cette strophe : la terre (het land).

        Onvast het land, gebogen
        naar het verdjwinpunt.
        La terre est indécise, courbée
        vers l'horizon.

Mer dépouillée, terre "indécise" (onvast), instable. Terre sur laquelle il est donc difficile d'être. Terre "courbée" (gebogen) vers sa disparition. Le verbe "verdwijnen" signifie disparaître. L'horizon (verdwijnpunt) est donc un point de fuite où le réel s'abolit.

Le cinquième vers de cette strophe, une notation :

        De wind slaat vuisten op het zand
        Le vent frappe le sable du poing.

La perception des éléments de cette "marine" est comme troublée.
Deux verbes seulement sont utilisés ("liggen" : être étendu ; "slaan" : frapper) et éloignent la description de la contemplation béate, de l'investissement affectif tel qu'on peut le reconnaître chez Baudelaire par exemple :

        Homme libre, toujours tu chériras la mer !

Par son antilyrisme, la description rend plus étrange et dans le même mouvement plus concrète cette eau étonnament longue que l'on appelle "la mer".
Cette mer, en effet, semble avoir la gueule de bois et le vent agit comme un homme ivre.

        Geef je hand.
        Donne-moi la main.

Un impératif au début de la seconde strophe.
Un besoin de se rassurer, de reprendre contact avec l'humain et de rompre ainsi avec le vertige de la matière en soi qui, nous le savons depuis Sartre, nous flanque la nausée.
Ce retour à l'autre, à la solidarité des vivants, est suivi d'une double interrogation :

        Laten reuzen sich nooit zien
        of zijn wij blind ?
        Les géants ne se montrent-ils jamais
        Ou bien sommes-nous aveugles ?

De l'horizontalité de la "mouvante grise" on passe à la verticalité des "géants" dont l'absence est regrettée.
Elle donnerait une autre dimension à la morne marine.
Les géants sont des figures du mythe, un outil de domestication du réel, un moyen d'éviter la matière en soi.
L'action, la puissance de Neptune peut-être, des divinités de la mer qui, comme toutes les figures de légende, sont vouées à l'invisible, créatures de syllabes propres à hanter palais et récits, "hors d'atteinte comme canaux de Mars" (onaanraakbaar als kanalen op Mars, écrit Anneke Brassinga à propos d'Ophélie dans Landgoed, in descendance, Maison de la Poésie Nord/Pas-de-Calais, 1993).
Mais, peut-être, notre nature humainement limitée nous empêche d'accéder aux visions que nous pressentons :

        zijn wij blind ?
        sommes-nous aveugles ?

Si cela est, si je ne puis voir ce qui est pourtant là, je ne suis donc jamais qu' "un panier vide, avec des trous " :

                    ...Een lege
        mand, met gaten.

La métaphore est âpre et peut renvoyer le lecteur à l'acte d'accusation de L'Oeuvre au Noir :

       "On ne rit pas (...), ni encore moins des sacs percés aux deux bouts et juchés sur des échasses, répandant sur le monde un sale vent de paroles et dans leur gésier digérant la terre". (Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au Noir, p.291, folio, 2001).

La dernière proposition du texte prend pour thème l'autre, celui (ou celle) qui est présent :

                     ...Je ogen
        gaan als duiven, bang.
                     ...Tes yeux
        fuient comme deux pigeons, effrayés.

Mais lui aussi se dérobe comprenant sans doute ce qui se trame dans cette consternation du réel.
L'ironie de la comparaison "tes yeux comme deux pigeons" indique que la narratrice n'est pas dupe de la tentation contemplative des "belles âmes" que nous sommes si souvent et si sottement.
Mais je m'en voudrais de finir sur une note amère. Malgré cette désolation du paysage marin et cette solitude pressentie par la narratrice, ce "vague écoeurement" qu'évoque Marguerite Yourcenar à propos des juges de Zénon (opus cité, p.391), il se dégage une ironie douce-amère de ce texte, un humour qui confine au surréalisme.
Cet humour est souvent à l'oeuvre dans les textes de cet auteur et j'en veux pour exemple ces deux vers qui peuvent, à mon sens, rappeler Apollinaire :

        Twee koeien in de andere wereld
        herkauwen hun voortbestaan
        Deux vaches dans l'autre monde
        ruminent leur vie éternelle
                   (Landgoed, opus cité, p.33)

Le texte d' Anneke Brassinga figure dans le recueil Descendance publié par la Maison de la Poésie Nord Pas-de-Calais en 1993 dans une traduction de Patrick Burgaud. Les citations du texte original ainsi que celles de sa traduction apparaissent en caractères gras.
Enfin je rappelle l'adresse de l'excellente Maison de la Poésie Nord Pas-de-Calais :

MAISON DE LA POESIE NORD/PAS-DE-CALAIS
DOMAINE DE BELLENVILLE
37, rue François Galvaire
62660 BEUVRY

tel : 03 21 65 50 28
fax : 03 21 61 10 14


Patrice Houzeau
Hondeghem contre l'A24
le 14 janvier 2006

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