FANTAISIE ULTRA-MARINE EN LISANT LAFORGUE
Le narrateur a vu les morts. C'était dans un pays de poème, de légende ou dans ces rêves que l'on fait parfois et où l'on parle avec nos défunts.
Le narrateur a entendu les morts. C'était dans un pays de tempêtes "aux ardentes rafales" puisque les légendes nous rappellent que les grands vents, souffles sans bouche, évoquent la bouche sans souffle des trépassés.
De ces morts vus et entendus, le narrateur dit ceci et le dit au présent de vérité générale puisque les morts sont hors du temps, suspendus dans le présent de la mémoire :
Ils hurlent en sifflant et l'ardente rafale
Emporte les éclats de leur voix sépulcrale. (1)
S'étant imprudemment approché du "choeur des trépassés" qui chantaient et hurlaient et sifflaient qu'il y a qu'un cheveu sur la tête à Mathieu et qu'il y a qu'une dent dans la mâchoire à Jean, le narrateur se trouve nez à nez avec une jeune femme étrange, une jeune morte à la chair blanche comme le lait, aux yeux bleus comme le ciel avant les rougeurs des acides et ses cheveux étaient de l'or des cités perdues. Sa robe portait fines dentelles et bijoux d'un éclat plus vif et mirifique que l'éclat des anges du mal.
Avant même qu'il ait pu ne plus voir, la jeune morte le pousse dans les flots bleus et bruns qui piaffent et gémissent : Plouf ! et dans ce plouf qui dura longtemps, longtemps, longtemps, il entendit la jeune morte prononcer ces paroles étranges :
Car vous irez pourrir, fière et fine mondaine,
Chef-d'oeuvre unique de Paris,
Pourrir comme un chien mort ! Car le plomb et le chêne
Sont de dérisoires abris ! (2)
Plus tard, le narrateur, revenu sain et sauf par le miracle de la prose, décrira ainsi sa plongée dans l'univers océanique :
Donc, je m'en vais, flottant aux orgues sous-marins,
Par les coraux, les oeufs, les bras verts, les écrins, (3)
Qu'a-t-il vu dans les profondeurs sous-marines ? A-t-il été papouillé par des poulpes papouilleurs ? A-t-il été poursuivi par des moules géantes ou des sirènes dévoreuses ? A-t-il rencontré les Atlantes, géants oubliés, qui l'ont pourchassé à travers des labyrinthes d'algues et de coraux ? A-t-il été médusé par Médusa qui promène sa chevelure de serpents entre les palais noyés des cités englouties ? A-t-il joué aux cartes avec la verdâtre dépouille d'un capitaine hollandais rescapé d'un opéra de Wagner ? A-t-il vu les bases ultra-marines ultra-secrètes des envahisseurs extra-terrestres que l'on reconnaît à leur petit doigt levé et à leur accent anglais ? A-t-il été avalé par une baleine biblique, un serpent de mer archaïque puis recraché comme détestablement humain sur les rives d'une contrée exotique où des missionnaires en cavale le ramenèrent à la civilisation et à l'affection des commerçants de son quartier ? Qu'a-t-il vu ? Nous ne le saurons pas vu qu'il était devenu aussi muet qu'un corse dans un commissariat de police.
Mais en tout cas, cela le marqua car nous le retrouvâmes, le narrateur, très blême et tout croyant, dans une campagne aussi pieuse que paumée en pleine nature, ce qui, avouons-le, est la moindre des choses pour une campagne digne de ce nom :
Oh ! lorsqu'au dehors, memento des morts,
Pleure et beugle la bise,
Oubliant Paris, ses vices, ses cris,
Seul au fond d'une église,
Dans un coin désert, je pleure au concert
Des orgues éternelles,
Devant les vitraux douloureux et beaux
Des ardentes chapelles ! (4)
écrit-il dans ses souvenirs et dans un poème simplement appelé Apothéose .
(1) : Jules Laforgue, La Chanson des Morts
(2) : Jules Laforgue, Guitare
(3) : Jules Laforgue, Préludes autobiographiques
(4) : Jules Laforgue, Apothéose
Les vers de Laforgue cités dans cette fantaisie sont extraits du recueil Les Complaintes et les premiers poèmes , Poésie/Gallimard).
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 3 août 2005