GOULU DES MOTS L'OGRE HUGO
Notes en lisant le poème "Navarin", de Victor Hugo (Pièce V des Orientales. Les citations sont entre guillemets et/ou en italiques.
"Si votre père était encore vivant, il se retournerait dans sa tombe."
(La reine Guenièvre dans le Kaamelott d'Alexandre Astier)
1.
Il est question dans le poème Navarin, - qui est le nom du port où les marines française, anglaises et russes anéantirent, le 20 octobre 1827, la flotte turque d'Ibrahim-Pacha - d'un "comme un lac des enfers" : j'imagine bien des démons crapauds surgir des flammes de ce lac, et soudain immenses sauter dans les cités sordides et les demeures humides des nouvelles de Lovecraft.
2.
Il est question aussi du "tonnant dans mille échos / Et roulant au loin dans l'espace". Superposition de sons : sous les mille échos, le grondement du tonnerre, et les roulements au loin d'une confusion de tambours, timbales, tambourins et tympanons. Y a bal là où ballent les étoiles.
3.
On lève les yeux et l'on voit quelque "faucon qui n'a plus d'aire". C'est le propre des conquérants démesurés de ne plus avoir d'aire, de se perdre dans les espaces jusqu'à leur propre dissolution.
4.
Partie III : "Navarin, la ville aux maisons peintes" (...) "prête son beau golfe aux ardentes étreintes" : il y a de l'éros là-dedans. C'est pourtant une bataille qui va se dérouler. C'est curieux comme on mêle souvent l'éros à la bataille, le thanatos à la bagatelle. Quant à Touça, ça doit être son oncle.
5.
Hugo, dit-on, n'aimait guère la musique. C'est qu'à force de faire sonner les syllabes, peut-être pensait-il que ça manquait, tous ces sons sans signifié s'accumulant dans l'incessant sans cesse de la symphonie, de cette intensité du sens qui fourmille dans la succession de signifiants qu'est un texte : "La poupe heurte la proue" écrit-il... c'est l'abordage. Les consonnes cognent, frappent, tapent, et font image.
6.
Partie V : "La mer, la grande mer joue avec ses batailles." J'aime bien, cette image de la mer jouant avec les petits bateaux des hommes, les faisant s'entrechoquer, se heurter, s'éventrer, se déchirer, et puis après, la mer, la grande mer, "Vainqueurs, vaincus, à tous elle ouvre ses entrailles." Hop, aux poissons, les petits hommes.
7.
Partie VI : Dans la démence, on bat les mers. C'est le propre des rois. Quand on est péquin ordinaire, on se contente de battre la campagne.
8.
Hugo évoque plus loin le "dogre ailé" et le "brick dont les amures". Quand on lit ça, on comprend pas forcément le sens des mots. On se laisse porter par la musique des syllabes. Que dogre et brick "rendent de sourds murmures" ne nous étonne donc point. On pense aux plaques de sons sourds que meuvent les orchestres, et les bandes magnétiques aussi. Ceci dit, le dogre, c'était un petit bateau à voiles, utilisé dans la pêche au hareng et au maquereau, et surtout dans la Manche et la mer du Nord. Le brick ne semble guère plus guerrier, mais je crois quand même que si, quand même dit-on, assez bon croiseur. Les amures, c'est du cordage.
9.
Goulu des mots, l'ogre Hugo. Ce qui lui permet des strophes étonnantes :
"Adieu lougres difformes,
Galéaces énormes,
Vaisseaux de toutes formes,
Vaisseaux de tous climats,
L'yole aux triples flammes,
Les mahonnes, les prames,
La felouque à six rames,
La polacre à deux mats !"
Un lougre fut bateau de guerre et de contrebande, utilisé, dit-on par les Français et par les Anglais. C'est de la marine du Moyen-Age que la galéace nous vient, de bas bord avec des canons. La yole, une embarcation légère, avirons ou voiles, guère guerrière, en fait, je vois pas une yole dans une bataille. Les mahonnes servaient dans les ports à charger des navires ("chaland de port" lis-je dans les définitions). La prame était petite mais portait de l'artillerie. Je ne résiste pas à cette citation : "Une tempête dispersa la flotille ; Murat fut jeté dans le golfe de Sainte-Euphémie, presque au moment où Bonaparte abordait le rocher de Sainte-Hélène. De ses sept prames, il ne lui en restait plus que deux." (Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe). Des bords de la Mer Rouge et du Nil vient la felouque, qui n'est pas bien grande. La polacre serait d'origine turque, à quoi pouvait bien-t-elle servir ?
10.
Dans la partie VII, nous apprenons que les bricks sont rompus et les prames désemparées. C'est que "tout retombe à l'abîme". Nous courons dans un tonneau ; nous dansons sur une toupie, et ça va de plus en plus vite voilà que la vitesse nous jette dans.
11.
"Mais les rois restent sourds" : c'est que leurs oreilles sont trop hautes, trop loin. Tout est affaire d'oreilles et de ventre, et l'humain n'entend guère que ce qui peut lui remplir le ventre.
12.
A ce vers : "Tu dépouillais les morts qu'il foulait en passant", je songe que même un roi est suivi de sa charogne.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 5 janvier 2013