ET LES DIEUX LA LAISSERENT CHOIR
Notes sur le sonnet La Muse vénale, de Charles Baudelaire. Citations entre guillemets.
1.
"O muse de mon coeur, amante des palais,
Auras-tu, quand Janvier lâchera ses Borées,
Durant les noirs ennuis des neigeuses soirées,
Un tison pour chauffer tes deux pieds violets ?"
(La Muse vénale, premier quatrain)
Quelle figure de style vous semble dominer cette strophe ?
Baudelaire personnifie. Il humanise les phénomènes. Janvier n'est plus seulement un mois, mais une entité qui a le pouvoir de commander aux divinités du vent (les "Borées"). C'est que l'hiver nous bourre de borées, nous borde de neige, nous fout le froid partout. La forme "lâchera" est ici particulièrement expressive : Janvier lâche ses Borées comme on lâche les chiens.
On peut noter l'absence de majuscule à "muse". C'est qu'elle n'est plus la divine inspiratrice, mais une compagne de pauvreté ; d'ailleurs, elle a "deux pieds", comme tout le monde, ou presque. C'est par ironie que le narrateur l'appelle ici "amante des palais", celle qui inspira ses plus beaux vers à Racine, mais aussi celle que le poète a rêvé d'installer dans une belle demeure, avec cézigue tiens, dans le "luxe, le calme et la volupté". Au lieu de cela, la belle a des "noirs ennuis", pendant qu'il neige, et ne sait même pas si elle pourra se chauffer cet hiver.
2.
"Ranimeras-tu tes épaules marbrées
Aux nocturnes rayons qui percent les volets ?
Sentant ta bourse à sec autant que ton palais,
Récolteras-tu l'or des voûtes azurées ?"
(La Muse vénale, second quatrain)
Comment est-elle présentée, la "muse", dans ce second quatrain ?
Je ne sais pas si vous connaissez l'excellente et télévisuelle série Kaamelott, d'Alexandre Astier, mais si vous la connaissez, vous savez qu'à un moment, lassés des échecs et des fantaisies de la cour d'Arthur, les Dieux lâchent La Dame du Lac, la désenchantent, la renvoient à son humaine condition. La Muse spirituelle soudain connaît maintenant la faim, la soif, le froid. Réfugiée à Kaamelott, elle fait l'expérience amère de la fragilité de l'existence et de ses contraintes. Elle l'a dans l'os, la Dame du Lac. Et bien, la muse baudelairienne, l'ici vénale, elle est pareille. Si elle est encore de marbre (les divinités sont insensibles, sinon c'est qu'elles sont un poil trop faibles, et elles sont aussi statufiées - en tout cas jadis, car maintenant, je ne sais pas trop - taillées dans le, et dans le bronze, et la posture avantageuse et la belle jambe), ses marbrures peuvent être aussi causées par le froid ; c'est qu'elle se gèle peut-être, la muse. Ah on est bien loin des muses avec lesquelles le Joachim du Bellay se voyait faire des galipettes dans les prés la nuit, l'été, la poésie ! Si elle est toujours nocturne, elle ne peut guère qu'attendre les pleines lunes et leurs "rayons qui percent les volets". Est-elle encore du palais, la muse ? Certes, le mot est employé. Mais il n'a rien pour le flatter, le délicat de Mademoiselle. Elle a faim, elle a soif, et la "bourse à sec". L'or ? Il est aux étoiles, l'or, dans les "voûtes azurées", là-haut, là-bas, dans ton ancienne maison, du temps où tu fus divine, t'as qu'à croire.
3.
"Il te faut, pour gagner ton pain de chaque soir,
Comme un enfant de choeur, jouer de l'encensoir,
Chanter des Te Deum auxquels tu ne crois guère,"
(La Muse vénale, premier tercet)
Que nous apprend ce tercet sur le véritable statut de cette muse ?
La muse, par définition, elle tombe des nues peuplées de dieux divers et variés, aussi divers et variés que peut l'être la poésie. Elle est polythéiste. Et la voilà soumise au dogme du dieu unique, menée au Te Deum, vaporisée dans "l'encensoir". Est-ce elle qui chante ? Oui, si l'on admet que le narrateur, en parlant de son inspiratrice, parle de lui-même. Ma muse, c'est moi, nous dit-il en substance, et qu'en dépit de ses opinions, il est bien obligé de louer ce en quoi il ne croit guère. Il est vrai que l'on imagine mal l'auteur des Litanies de Satan et autres gothiques agaceries se mettre à bondieuser à la Hugo. Est-ce crédible ? Evidemment que oui : les rayons pieux des librairies sont chargés de livres très dévots écrits par des mécréants fumeurs de pipe et buveurs de bière (1). Et je ne serais pas plus étonné que ça d'apprendre que tel saint homme, que telle conscience éclairée par une spiritualité profonde, composât, dans ses moments d'égarement sans doute, des odes pornographiques, de licencieux romans, de roses rosses romances , sous pseudonyme, évidemment.
4.
"Ou, saltimbanque à jeun, étaler tes appas
Et ton rire trempé de pleurs qu'on ne voit pas,
Pour faire épanouir la rate du vulgaire."
(La Muse vénale, second tercet)
Comment dans ce tercet se confirme la vénalité de la muse ?
Il n'y a pas que le bon dieu bien sûr, il peut aussi faire le pitre, le scribe nécessiteux (cf "pour faire épanouir la rate du vulgaire") ou faire la pute (cf "étaler tes appas") (2), et, quoi qu'il en soit, il doit faire bonne figure. Remarquez que le pleurnichisme a aussi ses clients. Dans notre début de XXIème siècle, où l'on publie à tour de bras des tas de livres qui ne se vendent pas, il y en a pour tous les mauvais goûts. Ce qui a l'air de marcher, c'est la sentimentalerie déguisée en aiguisée chronique contemporaine, les tourments du couple, cause qu'il y a toujours des gogos pour confondre littérature et psycho-mag. Il y a quelques jours encore, j'ai entendu un pauvre diable d'auteur étaler sur France Culture d'anémiques évidences sur les femmes qui nous quittent, ou que l'on quitte (je sais plus trop), que c'en est à se demander si les femmes et les hommes sont vraiment faits pour vivre ensemble, et qu'appelle-t-on vivre ensemble, et ne vaudrait-il pas mieux partager son existence avec :
- un pingouin,
- un tamanoir,
- une banque suisse,
- la discographie complète de Luc Ferry, accompagnée par les petits chanteurs à la croix de, et subventionnée par l'Association des Porteurs de Dentier Anonymes,
- une banque luxembourgeoise, ou monégasque (je ne suis pas difficile),
- la discographie complète de Jean-Luc Mélenchon, illustration sonore des Béruriers Noirs, et épingle à nourrice collector (dans sa version "tirage limité"),
- un paquet de promesses électorales (avec ruban rose, ou bleu, pour faire rêver selon les opinions),
- un tableau historique, car daté de 1994, dans le style "réalisme soviétique" représentant un Inpecteur d'Académie vantant les mérites du Travail en Séquences devant une assemblée jeune et dynamique d'Adhérents à la MGEN,
- un autre tableau, tout aussi historique (car daté de 2008) et de la même croûte, représentant un Inspecteur d'Académie dénonçant publiquement (c'est-à-dire devant une assemblée jeune et dynamique d'adhérents à la MGEN) les dérives technicistes du travail en séquences, dérives dues à une bande de rédacteurs de manuels auxquels l'Inspecteur a eu tort de faire confiance (Ah les social-traîtres !),
- un faux vrai mensonge de Bernard Tapie,
- un vrai faux mensonge de Cahuzac,
- les "Oeuvres complètes" de Philippe Mérieu préfacées par Placid et Muzo,
- un abonnement à Ploutocrate Magazine,
- un étang sans eau avec son canard auquel manque l'oiseau,
- un redis-meuh-le-que-tu-m'aimeuh (avec ses cornes),
- les Collected Papers de Dominique Strauss-Kahn (Conférences, articles, notes de blanchisserie) préfacés par Ulla Turlute,
- un manuscrit du même Dominique Strauss-Kahn intitulé "Comment que j'm'a planté !" (authenticité non confirmée cependant),
- un échantillon de discernement communiste (fourni avec loupe, et même, dans certains cas, télescope),
- une hache avec toutes ses mains tendues tranchées,
- un plat qui se mange froid,
- un disque d'Elvis, un disque de Félix, un autre de Robert,
- les 60 ans de dessins de Siné (avec tout son talent),
- un élu local (avec ses menottes),
- un industriel local (avec ses pots-de-vin),
- une tranche de droit naturel,
- une paire de mains lavées (avec son Ponce Pilate),
- un vélo volé à Pérec,
- une langue verte quand on voit rouge,
- un scrongue (3) et tu aurais quand même pu faire la vaisselle pendant que j'étais au (là vous pouvez mettre n'importe quel cours de technique de bien-être asiatico-gymnaste, à moins que vous préfériez une réunion de militants indignés, ou la convivialité d'un club de n'importe quoi), bon, bref, un pauvre diable d'auteur donc, évoquant sur un ton sérieux les avanies du couple moderne, que j'en eus envie d'éventrer la radio, d'en extraire le petit bonhomme et de lui souffler dans les bronches - "Bouffe-donc un boeuf, bougre d'âne, et dévore un champ de patates, et engloutis quelques barriques de bières, puis va voir les filles, et après tu verras si ça t'intéressera encore les états d'âme de Totor et Titine !". C'est ce que j'avais envie de lui dire, moi, à l'écrivain. Ceci pour dire que le narrateur de La Muse vénale, il le voit pas très beau, le public, bigot, grossier, rate qui s'dilate, pas belles sonorités (cf l'assonance "guère" / "faire / vulgaire"). Pouah.
Notes :
(1) Consultez l'excellent blog d'Orlando de Rudder, vous serez édifié !
(2) : Lecteur lycéen, toi qui me lis, au moment de la rédaction de ta copie, je te conseille de préférer au vulgaire "faire la pute" le plus élégant "mimer la péripatéticienne". Sinon, il te reste le banal "faire le trottoir". Je ne te conseille pas non plus "pratiquer l'art de l'arpente des boulevards en bas nylon", beaucoup trop littéraire - même si la tournure te ferait gagner une ligne - que ton professeur, il en écrira dans la marge, cf "Houzeau, Oeuvres complètes". Ou alors, tu me cites. J'en serais flatté.
(3) : Cependant, attention, vivre avec un scrongue suppose l'acquisition d'un gong, et la maîtrise de la langue gorgongne. Là-dessus, vous pouvez vous pencher sur certains écrits de Patrice Houzeau, qui est un auteur crypto-chose, évidemment, que sous la peau de ses écrits s'agite le ténébreux monde de la Gorgongne, qu'il ne peut expliciter sous peine de voir les yeux de ses lecteurs s'enfuir de leurs orbites en courant sur les cils de leurs mille-pattes. (4)
(4) - Monsieur Houzeau, où donc allez-vous chercher tout ça ?
- Dans le puits de mon génie où que j'suis tombé en regardant si la lune avait des nichons.
Patrice Houzeau
Hondeghem, le 24 août 2013